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bataille, il rend ainsi service pour service : — Je la croyais inconsciente, pense Dick, j’avais tort. Elle a dit qu’elle faisait de bonne cuisine. Voilà le péché, le péché prémédité…

Il faut que le brave Torp s’éloigne pour que Dick, privé de la protection de cet ange gardien à figure plus que profane, puisse tomber dans l’abîme au bord duquel sa main robuste l’aurait retenu. Tandis qu’il achève la Melancolia, sans tenir compte des criailleries et des reproches de Bessie, il constate qu’il souffre de la tête et que des points noirs, des roues flamboyantes passent devant ses prunelles affaiblies. Un peu plus tard il voit se dérouler, dans l’angle de son atelier, une sorte de voile de la gaze la plus légère, et, il a beau se frotter les yeux, le voile ne disparaît pas. Là-dessus il va consulter un médecin, qui le renvoie à un oculiste, et un horrible arrêt est rendu. C’est à peine si, dans l’agonie qui le saisit, Dick parvient à l’entendre. L’oculiste, après examen, a touché la cicatrice qu’un coup de sabre lui a laissée autrefois à la tête, et il dit quelque chose de menaçant sur l’os frontal, sur le nerf optique, sur les précautions à prendre en évitant toute anxiété d’esprit. Dans un an, malgré les soins, il sera aveugle ! S’il ne se soigne pas, ce sera peut-être plus prompt. La blessure est ancienne, et la lumière d’Orient d’abord, l’application d’un travail assidu ensuite… Certes, la vérité est dure à accepter, pour un peintre surtout, et à brûle-pourpoint, sans préparation aucune, mais…

Nous ne croyons pas que l’angoisse de l’espèce de mort à laquelle cet amoureux passionné de la forme est condamné tout vivant puisse être rendue d’une façon plus sobre et plus déchirante à la fois que dans ces pages dont chaque mot nous tord le cœur. Il faut avoir eu le pressentiment et la crainte de ce mal cruel pour réussir à peindre l’état physique et moral d’un malheureux qui, dans la force de l’âge et du génie, n’ayant vécu que pour les délices de la vision, pour la magie de la lumière et des couleurs, est condamné à cette prison perpétuelle, la prison de la nuit, qui ne finit jamais. Et l’attente du supplice, qui le surprendra Dieu sait quand, est pire encore que le supplice lui-même.

— Allah tout-puissant ! s’écrie Dick durant ses accès de désespoir furieux, aide-moi à supporter mes dernières heures de grâce, et je ne me plaindrai pas au moment suprême. Que faire, que faire, jusqu’à ce que la lumière s’éteigne ?

Rien ne lui répond ; alors en véritable artiste, il se dit qu’il utilisera une souffrance de damné, qu’il la fera passer tout entière dans sa Mélancolie. Et il se remet au travail, englouti a dans cette joie pure de la création qui ne vient pas trop souvent à l’homme, de crainte