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se lève sur les flots qui montent avec lenteur ; plus un souffle de vent ; au loin, on entend un bruit faible comme le roulement étouffé d’un tambour sortir de la brume argentée.

— Qu’est-ce ? dit Maisie. On dirait le battement d’un cœur. D’où cela vient-il ?

C’est un steamer, un de ces steamers qui aurait pu les emporter vers l’Australie, vers ces rivages fortunés où veut l’entraîner Dick… Alors Maisie lui propose, à demi sérieuse, de voyager ensemble, en camarades. Peut-être avec le temps… Mais Dick est honnête homme, il a peur de lui-même.

— Vous valez, répond-il, qu’on attende le moment où vous vous donnerez sans réserve. Et au moment où il regrette de ne pouvoir, fût-ce au prix de dix années de son existence, lui assurer la vogue puérile que par-dessus tout elle désire, Maisie a le courage d’avouer l’excès de sa propre ingratitude : en échange de ce succès elle le sacrifierait lui-même, oui, lui, son ami Dick, quoiqu’elle sache ce qu’elle est pour lui.

Devant ce cruel aveu Dick ne se fâche pas, il la plaint ; pied à pied il discute, il discute vainement contre le bon sens implacable qu’elle oppose à ses prières.

— Laissez-moi vous aider, chérie ; nous marcherons droit, serrés l’un contre l’autre ; peut-être ferons nous ensemble plus d’une bévue, mais cela vaudra mieux que de trébucher séparément.

— Non, deux personnes du même métier ne peuvent s’entendre. Je ne serais votre femme qu’à demi. Je n’aurais que ma besogne en tête, avec des crises de découragement, de colère ; quatre jours sur sept, je suis d’une humeur exécrable.

— Comme si je ne connaissais pas cela ! Trop heureux si vous n’avez que quatre jours de crise. Je respecterais ces accès-là. Un autre ne comprendrait peut-être pas, mais moi…

Elle tourne les choses en plaisanterie, remet la conversation sur Mrs Jennett, réussit à le faire rire en lui racontant des épisodes de sa vie d’atelier, et revient à Londres sans avoir seulement permis à la moustache de Dick d’effleurer sa joue.

— Voilà une belle journée, dit-elle en guise de récompense lorsqu’il la quitte. Pourquoi cela ne peut-il durer toujours ainsi ?

— Parce qu’il en est de l’amour comme du dessin. Il faut avancer ou reculer ; on ne demeure pas au même point. Par parenthèse, dessinez le plus possible, Maisie,.. et ne badinez pas avec votre estomac.

Le dévoûment désintéressé est plus fort que tout le reste chez cet homme aux passions ardentes pourtant et habitué à vaincre.

Oui, certes, il vaut mieux que Maisie, car non-seulement celle-ci néglige ses recommandations relatives au dessin et recommence une tête de fantaisie, mais encore, dans l’intérêt de cette tête, —