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Mais non, ce ne sont pas des baisers qu’on échange devant le vieux brise-lames, témoin des prouesses au pistolet du jeune Dick et de la petite Maisie. Aux timides tentatives de son ami pour mettre l’entretien sur une pente sentimentale, Maisie a toujours répondu : — « Sois raisonnable, » — ou, — « Vraiment, je ne peux te donner ce que tu demandes… ce n’est pas ma faute… » — ou encore, — « Cela me chagrine de te faire de la peine, mais je ne voudrais pas mentir. Je me méprise bien assez déjà quand je pense que je te prends tout et que je ne rends rien en échange. »

Alors Dick, le cœur fondu de tendresse, réplique :

— Tu n’as pas le moindre reproche à t’adresser, chérie. C’est déjà beaucoup que de me pardonner de t’aimer trop.

Il s’assure qu’elle ne s’est du moins jamais laissé courtiser par personne, et reprend en soupirant son rôle de conseiller. Il lui dit la vérité sur ce qu’elle appelle son ouvrage : cet ouvrage est patient, consciencieux, d’une certaine force parfois, mais il n’y a aucune raison spéciale pour qu’il soit accompli. Du sentiment et pas de parti-pris. Rien qui sente pourtant le colifichet d’amateur ; non, elle est une travailleuse, de la tête aux talons, et Dick la respecte pour cela, mais le succès auquel si passionnément elle aspire lui sera toujours refusé, justement parce qu’elle le désire trop. Cela vient par surcroît, du dehors, sans qu’on y pense. L’opinion ? qu’est-ce que l’opinion ? Et Dick raconte qu’une fois dans le Soudan, il a fait des études dans un endroit où la bataille avait duré trois jours ; douze cents morts jonchaient le sol, et on n’avait pas eu le temps de les enterrer. Sous le soleil toute cette chair humaine n’était plus que comme un champ d’horribles champignons de toutes nuances. Jamais auparavant Dick n’avait vu l’humanité en masse retourner à ses commencemens. Ce jour-là, il a compris que les hommes et les femmes ne sont après tout pour l’artiste que des matériaux de travail, que ce qu’ils font et disent importe peu. Autant vaudrait coller son oreille à la palette pour savoir ce que chantent les couleurs que de tenir compte de tel éloge, de tel blâme… Bien loin de chercher dans sa petite, sphère à étonner une coterie sans valeur, il faut, si l’on veut être grand, observer, comprendre, vivre. Que ferait-elle de bon, elle, qui n’a aucune expérience ? Il a vécu, lui, Dick, dans tous les climats, dans des îles lointaines où il n’y avait pour le critiquer que les perroquets d’alentour. Il a médité sur les ruines des villes mortes, il a écouté chanter la voix mystérieuse du désert. Si Maisie le veut, il l’emmènera voir cela, il lui fera connaître le monde… Tous les deux n’auront d’autre souci que de travailler avec désintéressement et de s’aimer.

Pauvre Dick, il en revient toujours là pour son malheur, à l’amour ! L’heure est tentatrice, la nuit tombe peu à peu, la lune