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— F… moi la paix ! dit-il à ses amis. Je vais me coucher jusqu’à demain.

— Comment ! il est à peine sept heures ! s’écrie Torp stupéfait.

— Il sera deux heures de la nuit, si je veux, riposte Dick en s’enfermant dans son atelier. J’ai à entrer en lutte avec une crise sérieuse et je ne dînerai pas ce soir..

— Que faire d’un pareil homme ? dit le Nilghai. Il est fou ! Je suppose que sa blessure lui a fêlé le cerveau !

De fait, Dick donne des signes de folie croissante le lendemain, en allant se promener par une matinée des plus claires, lui qui a l’habitude de n’interrompre son travail qu’à la tombée du jour. Torpenhow s’effraie de plus en plus ; il commence à craindre qu’il n’y ait une femme au fond de l’affaire, une femme que Dick rencontre quelque part dans le monde, car il est sans exemple qu’une créature enjuponnée ait franchi le seuil de leur repaire de garçons. Toutes les orgies qui s’y passent sont entre buveurs de whisky. De l’avis général, ces orgies-là sont saines et n’entament pas un homme ; on aurait honte d’avouer tout autre vice. Rudyard Kipling insiste à plusieurs reprises sur ce trait caractéristique de la vie de bohème en Angleterre. Hélas ! il est obligé de nous le laisser voir ensuite ; son héros, sans reproche jusque-là, est entamé, entamé tout de bon. La promenade intempestive qui lui a fait abandonner ses pinceaux le conduit vers le Parc ; mais, tandis que ses jambes le portent de ce côté, il arpente en esprit les boues du Fort Keeling ; il revoit les cornes d’Amomma décorées de guirlandes en papier, Maisie sur la plage courant, les cheveux pendans, devant la rafale qui la crible de grains de sable ; Maisie sautillant de pierre en pierre, un pistolet à la main ; Maisie en robe grise, assise sur l’herbe, entre la gueule d’un canon et le pavot jaune qui la salue, etc. Ces tableaux passent devant lui un à un, et c’est le dernier qui dure le plus longtemps. Ils ont rempli les dix années qui le séparent du jour où il a déclaré à Maisie qu’il l’aimait, et il est enfin parfaitement heureux ; il a complètement oublié qu’il pût avoir autre chose à faire au monde que flâner dans le Parc par le beau temps.

Maisie apparaît sous l’Arc-de-marbre, se dirigeant vers lui ; sa démarche est la même ; ils ne se saluent pas plus que par le passé.

— Que fais-tu hors de ton atelier à cette heure-ci ?

— Je flâne. Je me suis impatientée contre un menton qui ne venait pas et je l’ai gratté.

— Quelle espèce de menton ?

— Oh ! une tête de fantaisie.

— Moi, je n’aime pas, quand je fais de la chair, travailler sur une toile grattée ; le grain ressort laineux à mesure que la peinture sèche.