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sur le papier, au crayon et à l’aquarelle, tout ce que la Providence lui envoie, en admettant que la Providence se mêle de ce qui se passe dans le bouge d’un certain Binât, jadis artiste, chez lequel on va regarder danser toutes nues les filles de Zanzibar. Binât procure aux voyageurs tout ce que l’argent peut donner, y compris le spectacle de sa dégradation personnelle, qui est pittoresque, elle aussi, d’une certaine façon. Mais le genre d’études auxquelles se livre Dick Heldar a très vite absorbé les petites sommes versées par le syndicat central en guise d’acompte, et il retourne à Londres avec une bourse si mal garnie, qu’il en est bientôt à souffrir de la faim après s’être exclusivement bourré de saucisses et de pommes de terre écrasées à quatre sous la portion. Cette nourriture a pour effet de rendre morose et misanthrope celui qui en abuse ; nous ne blâmerons donc pas aussi sévèrement que l’a fait la critique anglaise les interpellations haineuses de Dick aux maisons bourgeoises entrevues à travers un brouillard gris, dans les rues désagréablement froides, malgré l’été qui ne se manifeste comme il arrive souvent en ces climats que par les volets clos :

— Niches à lapins que vous êtes, savez-vous ce que vous aurez à faire plus tard ? Vous aurez à me procurer des serviteurs et des servantes et, — faisant ici claquer ses lèvres, — le trésor spécial des rois. Attendez que j’aie acheté des bottes et je reviens vous fouler aux pieds !

Ce qui nous déplaît bien davantage, c’est l’inutile brutalité de la scène qui suit entre Dick et le chef du fameux syndicat, lequel, du reste, l’a volé indignement. Cet homme a une maladie de cœur et, en lui faisant peur de la mort à grand renfort d’injures, le peintre rattrape des esquisses dont on voudrait le frustrer. Rien de plus féroce que ce genre de vengeance de la force contre la faiblesse physique. On se sent dans le pays du pugilat inhumain. La cruauté grossière qui gâte parfois les beaux récits de Kipling ne s’est jamais manifestée d’une façon aussi choquante.

Rentré en possession de ses dessins, Dick Heldar les expose et obtient un immense succès. Non que le succès ait beaucoup de valeur quand il s’agit du public anglais appelé à juger des choses d’art. C’est du moins son opinion et celle de Torpenhow dont il est allé partager le gîte modeste, à l’étage le plus élevé d’une chétive maison donnant sur la Tamise. La lumière du nord ruisselle à souhait dans le galetas qu’il lui plaît d’appeler son atelier, cela suffit ; et là il se moque à cœur joie des prétendus connaisseurs qui le traitent de génie sauvage et spontané, sans se douter qu’il a très sérieusement étudié à Paris, qui font des phrases sur l’art avec un grand A,