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l’homme est mesquine en Europe, et l’homme même est immobile, figé dans une forme héréditaire. Le peuple lui semble une multitude ignorante et confuse et la bourgeoisie ne pouvoir entrer dans la vie que préparée comme pour un sacerdoce par une longue instruction théorique et traditionnelle, qu’après avoir absorbé tout le capital intellectuel, toutes les formules accumulées par la race, comme le jeune brahme dont l’éducation ne finissait qu’à trente-six ans lorsque, véritablement, il savait les Védas et tous les catalogues de syllabes sacrées. Dehors, mœurs, industrie, enseignement, tout annonce à l’Américain qu’il arrive en Orient, dans un pays à castes où les ancêtres sont respectés, les familles fortes, les hautes classes voluptueuses, le bas peuple misérable, l’administration mandarine et paperassière, le cérémonial puissant, l’État omnipotent, l’homme engagé de toutes parts dans son milieu comme dans une gangue, étreint, enrayé dans son développement original par les traditions et les préjugés qui le relient aux générations antérieures auxquelles il doit son rang comme son être.


L’Orient a son charme, auquel l’Américain finit souvent par être assez sensible pour ne pas vouloir retourner à Chicago. Les joies de l’Intelligence y remplacent celles de la Volonté, et elles sont plus délicates et plus profondes. L’homme de l’ouest commence par le dédain pour ces vies limitées et ces sociétés qu’il juge stationnaires ; il finit par l’amour et l’admiration pour ce monde « si riche et si complexe qui n’est pas tout entier l’œuvre des rois de chemins de fer ou des agens de change[1] débrouillards. »

Je voyageais, récemment, du Havre à Paris avec un industriel de l’Ouest dont j’avais fait la connaissance sur le transatlantique. La figure collée à la vitre, avidement, il regardait fuir les fermes normandes, les routes blanches, les pâturages étincelans, réguliers, et comme je lui demandais ce qui le frappait le plus dans ce paysage : Oh the finish of it ! répondit-il. En effet, notre monde est achevé ; pendant une longue succession de siècles l’homme a pu le façonner et s’y adapter, en sorte qu’il y a maintenant une harmonie entre lui et la nature. — Un château qui se mire dans les eaux calmes de la Loire, une chaumière de granit dans les genêts bretons, une ferme de Normandie, ne déparent point l’ample fleuve, la pauvre lande ou la profonde verdure des prés. Nous ne sommes pas posés

  1. « It had come back to him that what he had been looking at was a very rich and beautiful world, and that it had not all been made by sharp railroadmen and stock-brokers. » (The American, by H. James.)