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américaine. Nous aussi nous tendons vers le développement de la conscience personnelle et particulière, vers la stérilité des races, vers la rupture des cadres de familles et déclasses, vers l’instruction générale et moyenne, vers l’instabilité de l’homme par le dépérissement de ses attaches locales. Déjà le besoin de parvenir nous inquiète et nous a tous mis en mouvement. Mais déplacez Ife point de vue, traversez l’Atlantique, et de là-bas vous verrez les groupes d’Europe se rapprocher de ceux d’Orient au point de s’y confondre. Quand un Américain fait son tour d’Europe, il commence par l’Angleterre, qui ressemble assez à son pays pour ne lui donner une impression de contraste qu’à condition qu’il la visite tout de suite, en débarquant. Il continue par la France, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie, la Grèce, l’Egypte et la Syrie. Ce ne sont là pour lui que les provinces d’un même monde, d’un monde antique et oriental dont les caractères s’accentuent à mesure qu’il avance vers l’Est, mais dont le premier port d’Europe est déjà l’entrée. Il ne connaît guère nos petites cités mortes de province, mais lisez ses récits de voyage et vous verrez que les rues de Paris l’enchantent par leur aspect reposé, par l’insouciance et le contentement facile de ses habitans[1]. A la campagne, la petite culture traditionnelle, les instrumens de labour l’intéressent comme des documens historiques, comme telle coutume rurale d’Egypte, comme telle charrue primitive nous rappelle un vers d’Homère ou de Virgile. Il pense aux grands domaines de l’ouest, aux machines agricoles, aux édifices mammouths, aux soixante gares de Chicago, aux bateaux monstres qui remontent la Fall-River, à la jeune industrie qui a lancé sur l’Hudson le pont géant de Brooklyn et qui, près de Pittsburg, incendie la nuit de l’haleine rouge des fonderies, allume les fours à coke, sonde la terre pour en aspirer le gaz, l’enflamme en torchères fumeuses dont les reflets tournoient dans la noirceur mouvante de la rivière Youghiogheny. A côté de ces vastes manufactures où le mouvement aveugle et simple de la machine fabrique à des milliers d’exemplaires tout ce dont l’homme a besoin, ses chaussures et ses maisons, notre mode de production n’a-t-il pas un air asiatique ? Comme l’artisan chinois ou indien, notre ouvrier travaille à bon marché ; comme nous importons des cuivres de Bénarès ou des ivoires du Japon, l’Europe est pour l’Américain le pays d’où l’on fait venir les tableaux, les robes, les gants soignés, c’est-à-dire les produits curieux exécutés à la main, les articles qui veulent l’initiation préalable, l’application, le talent d’un artiste ou la patience d’un ouvrier. Au total, selon lui, l’œuvre de

  1. Voyez surtout The American, par H. James.