Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/586

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses machines, en augmentant les salaires, à faire produire au même nombre d’ouvriers 24, 28, puis 30 mètres par jour, supprimant toutes les minutes vides, toutes les pertes de temps et d’énergie, atteignant cette extrême limite par des économies accumulées. A l’écouter, je pensais à ces constructeurs de bateau qui peu à peu, en augmentant les surfaces de chaude et les tensions, en affinant les coques au-delà du possible, en gagnant là sur les résistances, là sur les pertes de vapeur, par des ajustemens plus exacts, par un effort perpétuel de leur intelligence, sont arrivés à traverser l’Atlantique en douze, en huit, hier en six, aujourd’hui en cinq jours et quelques heures. Une semblable machine est si parfaite qu’elle ne semble plus pressée ; les bielles s’articulent sans bruit, avec un mouvement souple ; les coups de piston n’ébranlent plus le navire, la coque ne frémit plus que d’une pulsation imperceptible et profonde. — Devant ce silence et cette tranquillité, on ne se rend plus compte de la vitesse. On a déjà noté ce sans-hâte apparent de l’Américain. Son travail est trop régulier pour qu’on le voie souffler et transpirer. Devant un obstacle sur lequel il ne peut rien, il s’arrête de lui-même, il attend ; il sait trop bien régler son énergie pour la gaspiller en efforts vains et saccadés. De même, voyez-le au repos, sur un pont de transatlantique ou dans un de ces sanatorium où les surmenés de New-York, vont se détendre : il ne cherche pas à se distraire ; pendant huit jours il s’isole ; à l’hôtel, pendant un mois, il n’ouvre plus ses lettres ni ses journaux ; il ne parle plus ; il s’allonge dans son fauteuil, il ferme les yeux. C’est qu’une machine ne se repose pas en fonctionnant à vide ; elle fait son travail utile ou demeure immobile.

Plusieurs causes très puissantes rendent probables la prédominance et la durée de ce type que forme l’entraînement. Chaque Américain compte au moins un ancêtre énergique, qui a eu la volonté et la force de s’arracher à son groupe naturel d’Europe pour chercher aventure en Amérique : — c’est l’hérédité. Privé des liens, qui chez nous, attachant l’homme à une famille, à une carrière, à une paroisse, à une province, à une caste, l’enveloppent et le protègent, il sent plus fortement la concurrence, et la concurrence fait le tri entre les faibles et les forts : — c’est la sélection naturelle. Libres de leur choix, et moins nombreuses que les jeunes gens dans l’Ouest, les jeunes filles refusent les moins bien taillés pour la lutte : — voilà qui ressemble fort à ce mode particulier de sélection qui, selon Darwin, a coloré le plumage brillant des oiseaux mâles. Hérédité, sélection naturelle et sélection sexuelle, ce sont là les causes profondes qui concourent à faire les variétés durables, à établir les types ethniques.