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occasions. Journalisme ou épicerie, peu importe à l’Américain son premier métier ; dans ce monde inachevé, un métier mène à tous les autres : chacun n’est qu’une besogne passagère, celle que l’homme juge la plus fructueuse, la plus opportune ; hier l’ensemencement d’un coin de prairie, aujourd’hui l’installation d’une banque parmi les dix maisons qui ébauchent une jeune cité, demain l’impression d’un journal ou le placement des charrues à vapeur. L’important est d’avoir « l’œil ouvert, » de se tenir en alerte, de ne pas se laisser raidir dans une occupation, de savoir trouver des idées correspondantes aux besoins changeans d’un monde qui se développe. Point d’autre condition nécessaire au succès ; point de spécialités fermées où l’on pénètre péniblement, où l’on se cantonne ensuite pour toute la vie à l’abri de la concurrence. Dans un monde de settlers, de colons, l’intelligence et l’activité sont trop précieuses pour s’appliquer à un labeur improductif de préparation. Tout de suite, telles quelles, on les utilise : les machines sont là pour les transformer en telle besogne particulière. En deux jours, un expéditionnaire fait un bon agriculteur ; il n’est pas besoin d’être boucher pour débiter le bœuf préparé à Chicago, que le chemin de fer apporte tout découpé. Même façon d’arriver aux situations commandantes, aux degrés les plus élevés de cette « échelle à laquelle s’accrochent et grimpent infatigablement tous les Américains. » M. Baldwin, le grand fabricant de locomotives, est un ancien orfèvre qui a eu quelques idées commerciales, puis quelques idées industrielles, qui, s’étant découvert des aptitudes mécaniques, sans avoir été jamais destiné au métier d’ingénieur, « placé dès l’âge de quinze ans, en face des problèmes pratiques que soulèvent les affaires, s’est rendu maître du savoir nécessaire au fur et à mesure qu’il en a eu besoin, » justement comme notre émigrant, qui, débarqué hier en quête d’une besogne, se fait settler, apprend en bâtissant ou en creusant le métier d’architecte ou de mineur. Même origine aux autres chefs de grandes industries, aux Carneggie, aux Burnham, aux Parry, aux Williams, aux Westinghouse. Entre eux et notre expéditionnaire qui, tour à tour cultivateur, épicier, banquier, journaliste, ne s’élève pas au-dessus du médiocre, il n’y a de différence que dans la valeur personnelle, dans les facultés d’intelligence, d’attention, de ténacité, d’adaptation. C’est que l’homme ne tient pas ici par mille attaches à des groupes distincts qui lui prêtent leur force, et font partie intégrante de sa personnalité. — Nom, famille, carrière sont en Europe des appendices de la personne ; ils entrent dans l’idée que chacun de nous se fait de son moi ; nous ne nous en sentons pas entièrement distincts : dans la province française quand on pense à un homme, on