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d’esprit nationale. Je crois bien que parmi cette multitude d’Américains qui deux ou trois fois dans leur vie passent un an à faire le tour d’Europe, beaucoup reviennent ayant appris et compris. Ils partent pour apprendre, dans un élan de curiosité, non simplement comme les Anglais pour se donner du mouvement, pour couvrir du terrain. Ils s’appliquent à étudier. Telles jeunes filles de Boston, avant de monter sur le steamer, se sont préparées par des lectures allemandes et françaises, partent pour la Hollande avec l’ouvrage de Fromentin pour livre de chevet. Un Français se sent bien plus à l’aise qu’en Angleterre dans la société de Boston et de New-York. Nos livres s’y vendent comme on Autriche et en Russie ; on y connaît la France ; on en parle avec intelligence et curiosité, au contraire des Anglais de génie, de miss Brontë, de Carlyle, de George Eliot, de Mrs Ward, qui nous ont traité avec l’étroitesse que l’on sait. Mêmes remarques quand on regarde l’enseignement, c’est-à-dire les idées reconnues, vérifiées, classées, que l’on professe en Amérique. A Oxford, où l’on fait toujours beaucoup de vers grecs et très peu de prose anglaise, on a obtenu à grand’peine, il y a quelques années, la création d’un cours de littérature nationale que personne ne suit ; les littératures étrangères n’y sont point reconnues. Comparez les programmes de Harvard ou de Princeton, si larges, si compréhensifs, si méthodiques, si peu scolastiques, si propres à faire l’éducation d’un esprit.

Indépendant de la tradition, du préjugé, l’Américain ne diffère pas encore d’un citadin d’Europe, très assoupli et très frotté. Restent d’autres formes de la vie collective dont il s’est débarrassé et dans lesquelles nous sommes encore enrégimentés. Un Européen trouve en naissant des cadres tout faits, dans lesquels il entre et reste toute sa vie. Le plus souvent il naît et reste riche ou pauvre, homme du peuple ou bourgeois ; dans tous les cas vers vingt ans, il choisit une carrière dans laquelle il demeure jusqu’à la vieillesse ; il se fait industriel, commerçant, professeur, médecin, magistrat. Rien de plus grave qu’une semblable décision ; on la prend en conseil de famille, après avoir appelé le parrain et la grand’mère, noté les indices de vocation militaire ou scientifique que l’enfant a montrés par sa prédilection pour les soldats de plomb ou les petits joujoux électriques. — Au contraire, l’Américain débute à la façon du colon, son ancêtre, qui est arrivé n’ayant que ses deux bras et sa volonté de réussir pour capital, prêt en véritable settler à toute besogne, à bâtir sa cabane, à coudre ses vêtemens, à défricher la forêt à coups de hache, à chercher du minerai d’or à coups de pioche. Coups de pioche ou coups de hache, peu importe son début ; l’essentiel est qu’il sache se retourner et profiter des