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dégourdis de Pittsburg et de Philadelphie qui veulent bien accepter trois dollars par jour pour surveiller une machine, « en attendant d’être président de la république », on songe à l’ouvrier anglais méfiant, têtu, silencieux, enfoncé dans sa caste, au paysan du Devonshire, fils balourd de la glèbe pesante, aux traits placides, au patois gauche, à l’articulation malhabile. Les Américains sont encore des Anglais pour le fond, mais des Anglais déniaisés, frottés, plus mobiles et plus rapides. Ils diffèrent de leurs cousins comme les Saxons d’Angleterre diffèrent des Saxons de Frise ou d’Allemagne. Ces Anglais qui nous semblent si entreprenans et si volontaires, à coup sûr les plus entraînés de la race germanique, les plus ardens, les plus spirituels, les plus brillans par leur go et par leur dash, les plus capables de verve et d’élan, ils les traitent de peuple lent et tranquille (easy-going), ils admirent son flegme ; et en effet vous ne rencontrerez pas à Chicago le John Bull, l’animal charnu et rose, le policeman géant et paisible, au cou de taureau, aux yeux bleus à fleur de tête. A Londres, dans le torrent des business-men que les gares de l’Underground lâchent tous les matins dans la Cité, on aperçoit souvent des figures de vieux gentlemen dont les prunelles candides, les joues doucement rosées disent la fraîcheur et la naïveté vierge. Cela est très rare à New-York. L’Américain a vraiment brisé le cordon qui, dans nos grandes villes, relie encore l’homme à la grande matrice de la nature. Pensez à la jeunesse de ce petit Anglais, John Brown ou David Grieve, qui grandit près des humides pelouses et des vieux chênes d’un parc, entouré d’un certain cadre de collines ou bien dans un cottage dont le chaume est fleuri d’iris, dans un de ces villages à qui ses traditions, ses légendes, sa dynastie de recteurs et de squires, comme les angles de ses rues tortueuses font une physionomie facile à reconnaître et à aimer. Un tel enfant se pénètre de tout son milieu. En lui se forment un certain sens et une certaine image de la patrie locale. De ce coin de terre où il est né, il restera toujours le fils. Les vieux contes de Noël, les carillons de cloches le dimanche, les petites cartes enluminées où l’on voit des rouges-gorges qui sautillent dans la neige, au seuil d’une vieille chaumière, tout cela est populaire dans la Cité comme à Melbourne, au cœur comme à l’extrémité de l’Angleterre industrielle et commerçante. Comparez l’Américain qui naquit dans un pays plat, monotone et limité au nord comme au sud par des lignes droites, maintenant cowboy dans un ranche ou valet de ferme, et nourri non des produits du sol, mais de viande glacée, qu’on lui envoie toute découpée de Chicago, logé dans une maison dont les pièces lui arrivent par le chemin de fer, — tout à l’heure mécanicien chez Baldwin ou citoyen d’une de ces petites villes improvisées dont les