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qui, dans l’acre fumée des cuves, manient les treuils, les haches, les scies circulaires, chacun d’eux d’un bout à l’autre de la journée, accomplissant les trois ou quatre mouvemens uniformes, qu’il a appris en une heure et qui forment toute sa part dans le travail total. Une troisième visite, et vous connaîtrez Chicago : voyez construire le matériel roulant qui va transporter toute cette viande ; allez chez Pullman dont l’usine fabrique un wagon de marchandises tous les quarts d’heure et concluez au caractère énorme et simple de tout ce monde. Énormes, les stock-yards, les packing-houses, les manufactures Pullman, mais simples ces bâtimens élevés à la hâte, ces constructions grossières et commodes, cette industrie brutale, rapide, fruste, féconde en gros profits et qui ne demande ni science théorique à l’ingénieur, ni éducation technique à l’ouvrier. Telle est aussi cette vaste ville qui a poussé en vingt ans comme un champignon monstrueux et de structure rudimentaire surgirait en quelques heures. Hautes maisons carrées, larges rues rectangulaires, banques et hôtels de dix étages dont la façade étale la richesse, population dénuée de spécialistes et d’originaux, tout entière faite de dollar-hunters semblables par l’éducation, le costume et les intérêts, tout cela est grossier et grand comme les deux ou trois industries qui sont la seule raison d’être de cette ville qui a poussé à l’entrée des grandes prairies. Énorme et simple, il faut répéter les deux mots, ce sont ceux qui reviennent le plus souvent à l’esprit en Amérique, devant telle spéculation de Bourse, telle entreprise industrielle, devant tel bâtiment, hôtel, wagon, bateau monstre ou ferry-boat de l’Hudson. Ces deux adjectifs, il me semble qu’on les prononcerait assez volontiers à la vue d’une exposition moderne. Avec son luxe d’appareils mécaniques, son opulence voyante, sa grosse richesse, ses monumens sortis soudain du sol, Chicago ressemble justement à une vieille capitale d’Europe comme une exposition, avec ses lignes géométriques, ses bâtimens en fer, ses galeries spacieuses, ses ornemens de commande, ses affiches, ses casinos et ses restaurans, ressemble à une cathédrale où les siècles ont enchevêtré les piliers, les niches obscures, les grands vaisseaux brumeux, les sombres et rayonnantes chapelles, et dont la beauté confuse dit le travail humble des générations qui ont ciselé ses trèfles délicats et joint les mains de ses chevaliers de pierre. Je sais bien que Chicago prétend à un avenir artistique et que ses millionnaires l’enrichissent de tableaux. Mais depuis quand une exposition n’est-elle plus une exposition parce qu’on y ouvre une section de peinture ?

Au reste, pourquoi comparer ce qui est terminé à ce qui est gros de vie future, le cycle achevé et le développement dont on ne sait que le point de départ ? On ne peut que choisir et que préférer.