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embourbé dans la boue des quais, dans l’inextricable cohue des camions qui déchargent les bateaux, il peut se réfugier dans des clubs et des salons où il trouve une société cosmopolite, des peintres qui ont travaillé à Paris, des lords anglais en quête de dots américaines, des femmes et des jeunes filles qui ont fait le tour d’Europe, des médecins et des avocats qui ont passé par des universités allemandes, des professeurs qui ont visité l’Egypte et l’Italie. Que faire à Saint-Paul ou même à Chicago, sinon se laisser emporter dans les rues par ce peuple d’hommes d’affaires, anciens élèves de l’école primaire, qui, à sept heures et demie du matin, ayant avalé leur thé et leurs rôties, se précipitent muets vers leurs bureaux ? À passer du trottoir dans un bar où l’on vous sert à la fois tous les plats d’un quick-lunch, à sauter du bar dans un horse-car où les hommes s’accrochent, collés à la plate-forme comme des grappes d’abeilles, à quitter le car pour l’ascenseur qui vous dépose dans la chambre numéro 1500 d’un hôtel mammouth où le service est fait automatiquement par des nègres et des machines, on se sent pris dans un engrenage violent : il faut tourner avec lui, travailler avec lui, contribuer pour sa part, comme la dent d’une roue, au rendement total de l’appareil, sinon on s’affole, on est pris de vertige devant le bruissement continu, devant l’indifférence tranquille, la vitesse monotone, les lignes éblouissantes de sa rotation d’acier.

Remercions donc les voyageurs dont les descriptions et les photographies nous permettent de prendre une idée de ces machines en nous épargnant de les visiter. Pour comprendre leur agencement et leur fin, il vaut mieux en regarder les dessins et les plans dressés par un homme compétent que d’aller respirer leur odeur d’huile et s’assourdir entre leurs parois de métal. À quoi sert Chicago, par exemple ? Chicago sert à transformer de la viande vivante en viande de conserve et de boucherie. À Chicago, dit énergiquement M. de Rousiers, quand la viande va, tout va. C’est que la ville se trouve à l’entrée des grands États producteurs de maïs, c’est-à-dire des pays d’élevage et d’engraissement. Elle est la porte par laquelle passent tous leurs produits pour se répartir dans l’Est, dans l’Amérique populeuse et civilisée, pour arriver aux ports d’embarquement qui doivent la diriger sur l’Europe. Reliée au Mississipi par un canal, elle est maîtresse d’une large voie fluviale qui traverse l’Amérique du Nord des grands lacs au golfe du Mexique. Le lac Michigan la fait communiquer avec les grands États du nord-ouest, avec Milwaukee, Duluth, Détroit, le Canada, Montréal, le Saint-Laurent. Elle est le centre d’où s’irradie le réseau serré des chemins de fer américains, les cinquante et une lignes qui appartiennent à trente-deux compagnies différentes. Certainement, ainsi