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mouvemens fuyans de la physionomie ont été enregistrés, on se forme une idée du type. Peu à peu, derrière les figures, on aperçoit des âmes, — âmes ardentes, optimistes, volontaires, indépendantes, qui ne se sentent point comprimées par des cadres de castes, de traditions et de carrières, et à ne regarder que les images, on pressent toutes les conclusions du texte.


II

Traversons tout de suite le Mississipi : c’est à l’Ouest qu’il faut aller pour rencontrer les élémens primitifs de la société américaine : la population hétérogène d’immigrans européens, réfugiés politiques, mécontens et misérables, cadets de famille en quête de fortune, les déchets, les hors-cadre de notre Europe, les aventuriers qui s’attaquent au pays vierge, en défrichant la forêt, en brûlant la prairie, en creusant les premiers sillons dans cette glèbe toute neuve. C’est à l’Ouest aussi qu’est la matière première qui, travaillée, fait la richesse américaine. Dans la grande usine nationale, c’est là qu’arrivent directement tous les produits du sol que l’on voit élaborer et transformer par des engrenages à mesure qu’ils avancent vers l’Atlantique. — Au commencement, c’est un carré de prairie grand comme dix départemens français, et que le président, après négociations avec les Indiens, déclare ouvert à la colonisation. Au mois de septembre dernier, dans le Montana, tombèrent ainsi les barrières qui entouraient un vaste espace vide. Depuis plusieurs jours, une multitude campait autour de la frontière comme la foule qui, aux jours de représentation gratuite, va s’installer le matin aux portes de l’Opéra. Voilà où il faut aller pour voir la matière informe et grossière qui, façonnée par le milieu, en une génération devient américaine, s’assemble avec une rapidité étrange en société organisée. Un jour, à midi, un coup de canon tonne. C’est le signal ; le territoire est ouvert, et comme une onde accumulée autour d’un vaisseau en a crevé l’enveloppe, le flot humain fait irruption de toutes parts. À cheval, en voiture, à pied, on s’élance, on bouscule son concurrent, on le gagne de vitesse pour mettre le pied sur un bon lot. Le soir on s’installe sous la tente ; le lendemain, les cabanes de bois apparaissent, puis des boutiques en planche, quelques-unes de ces « épiceries » américaines où l’on vend du tabac, des selles de cheval, des haches et du sucre. Au bout de six semaines, les premiers rails coupent la prairie de leurs lignes rigides ; les gares surgissent ; à côté des gares, les elevators où le blé, à portée du chemin de fer, attend les commandes que le télégraphe envoie de l’Est ; autour des elevators, une banque, une église, et tout de suite on allume les hauts