Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/557

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

devoir de comprendre tout l’intelligible ; il apprenait pour apprendre, pour la joie de savoir ; mais en même temps il cherchait son profit, même dans les études qui semblaient le plus désintéressées. Il avait dans sa curiosité avide un ordre admirable. De toutes les lumières venues de l’horizon immense, il éclairait à l’avance son chemin royal. Frédéric nous a révélé tout le secret de son travail pendant les années de Rheinsberg. Il y a écrit de petits traités philosophiques en vers et en prose, comme les poèmes sur la Bonté de Dieu et sur la Liberté et la dissertation sur l’Innocence des erreurs de l’esprit, et des morceaux de morale ou de politique, comme les Considérations de l’état présent de l’Europe et la Réfutation de Machiavel. Il y a écrit aussi plus d’un millier de lettres, car il est de la famille des épistoliers, ces bavards charmans à qui la conversation parlée ne suffit pas ; ils ont trop à dire sur toute sorte de choses, et ils écriraient volontiers à tout ce qui, dans l’univers, porte un nom et tient une plume. Ils choisissent des correspondans variés, dont chacun sache donner la réplique sur tel ou tel des sujets dont leur intelligence est occupée. Ils arrivent ainsi à « expliquer » tout leur esprit, pour employer une expression que Frédéric aimait et qui est heureuse ; elle rend bien le besoin de produire au dehors sa vie intime, de se parler soi-même, sich zu sprechen, comme disent les Allemands.

Avec aucun de ces amis épistolaires qui s’ajoutaient au cercle des amis présens, le prince royal n’a si bien expliqué son esprit qu’avec Voltaire, dont le portrait « présidait » dans le cabinet de la cour. Il lui a écrit dès le lendemain de son arrivée à Rheinsberg, sitôt qu’il a été libre enfin et maître de lui. Écrire à Voltaire, c’était s’émanciper de la longue tutelle, s’échapper des ténèbres dans la lumière, et prendre rang et place dans le présent et l’avenir. Recevoir une lettre de Voltaire, c’était pour un prince qui voulait régner en philosophe et pour un homme de lettres à son début, un honneur et le commencement de la gloire. Jamais amoureux n’attendit l’heure de la poste avec plus d’impatience que ne faisait Frédéric, lorsqu’il espérait une lettre venant de Cirey. Il envoyait ses domestiques au-devant du courrier, courait à la fenêtre pour les voir revenir de loin, retournait à sa table, se levait au moindre bruit dans l’antichambre ; enfin, quand le paquet arrivait, il cherchait vivement l’écriture désirée. S’il l’apercevait, son empressement même l’empêchait d’ouvrir le cachet ; il lisait, mais si vite qu’il lui fallait une seconde et une troisième lecture, pour que ses esprits calmés lui permissent de comprendre ce qu’il avait lu. Voltaire, à qui le prince décrit cette scène de l’arrivée du courrier, répond : « Je suis enivré de plaisir, de surprise et de