Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/555

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étrange menuet d’hommes. Le bal, animé de plus en plus par le vin de Champagne, dura jusqu’à huit heures. Un officier proposa de se rendre chez une dame, qui tenait une assemblée ; en y arrivant, Bielfeld trouva quelques-uns des convives qui l’avaient précédé, et dont l’un venait de s’asseoir entre deux chaises sans pouvoir se relever. Le lendemain, de bonne heure, il vit le roi partir pour Wusterhausen, le regard terrible, le teint composé des nuances les plus fortes du rouge, du bleu, du jaune et du vert, la tête grosse et le col enfoncé dans les épaules. Et lorsqu’à Rheinsberg il trouva « chère de roi, vin des dieux, musique des anges, promenades délicieuses dans les jardins et les bois, parties sur l’eau, culture des lettres et des beaux-arts, conversation spirituelle, » et ce prince, « le plus joli mortel du royaume qui l’attend, » il crut, dit-il, au sortir d’un Rembrandt, entrer dans un Watteau.


IV

Et pourtant, Rembrandt aurait trouvé son sujet à Rheinsberg : le grand Frédéric dans son cabinet de travail. Le cabinet est dans la vieille tour. Les meubles en sont argentés et recouverts de soie vert tendre ; le pupitre de la table dorée est tendu de soie rose, et des vases et des guirlandes sont peints sur panneaux clairs, et, ici encore il y a des glaces, des bustes et le décor mythologique, mais le décor est grave : au plafond, Minerve, lance en main, casque en tête, siège sur son trône, et, près d’elle, un génie ouvre un livre où sont écrits les noms d’Horace et de Voltaire. Les trois baies profondes percées dans la muraille épaisse donnent à ce boudoir le sévère aspect d’une niche féodale.

Ici était le saint des saints de Rheinsberg. Aucun bruit n’y arrivait de la maison, ni du dehors. Si le prince levait la tête, il n’apercevait que des arbres, de l’eau et du ciel. Et certes le paysage de Rheinsberg a un charme particulier, le charme d’une oasis ; le contraste des alentours sablonneux y fait l’eau plus fraîche et la verdure plus verte. La simplicité des lignes et la médiocrité des hauteurs grandissent les spectacles du ciel. J’ai vu, du cabinet de Frédéric, le soleil se coucher derrière la colline du parc ; il embrasait d’une dorure rougeâtre les sapins du sommet, dont il découpait la ramure ; et l’or, la ramure et les moindres nuages se reflétaient dans une bande argentée au milieu du lac, tandis que, sur l’eau du rivage, entrée dans la nuit, l’ombre des sapins dessinait une bordure de velours effrangé. Frédéric aimait-il à regarder ces spectacles ? Il n’était pas insensible aux beautés de la nature, mais il n’y était pas non plus très sensible. Le siècle n’en était pas