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de Bacchus, qui devait avoir la forme d’un bol de punch renversé, porté par des satyres. C’était, j’imagine, un de ces Allemands emmagasineurs de formes et d’idées, que jamais ils ne parviennent à exprimer à leur gré, et qui portent en eux un chaos dans l’attente d’un Fiat lux, qui ne viendra pas. A Rheinsberg, il avait sa physionomie tout à part : c’était un grand, gros et bel Allemand au front haut, à la figure ovale et pleine, à l’œil ouvert et franc. Il avait gardé l’air d’un soldat : Pesne le représente cuirassé, les mains gantées croisées sur l’épée. Rien de galant en lui ; pas la plus petite manière ; à peine de la politesse. Il était silencieux ou, quand il parlait, ferme et carré dans son dire. Il tranchait sur ce fond aimable et riant de la petite cour : « Je le compare à un fort beau chêne, dit Bielfeld, et vous savez qu’il n’est pas nécessaire que tous les arbres d’un jardin soient taillés en arcades de Marly. »


III

A Rheinsberg, Frédéric aurait voulu voir les jours succéder aux jours, tous semblables, « tous jumeaux. » Là, « presque hors du monde, » dans son « couvent, » il goûtait le contentement de l’esprit et la tranquillité de l’âme. Ailleurs, il n’ose, disait-il, se montrer comme la nature l’a fait ; il n’est qu’un miroir soumis à la nécessité de se conformer à la bizarrerie des objets qui se présentent devant lui ; à Rheinsberg, il est son maître et le maître, et son empire est doux aux autres et à lui-même. Malheureusement, il était souvent obligé de quitter son chez-soi. Il allait à Berlin au printemps pour les grandes revues : le hussard qui lui apportait l’ordre de partir lui semblait « une préfiguration de la mort. » Il y retournait en décembre pour les fêtes de la cour, et, d’avance, il maudissait la méchante et frivole société qu’il allait rencontrer. A Pâques, il était appelé à Potsdam pour s’acquitter en famille de ses devoirs religieux, et il se moquait de la cour qui se mettait en dévotion à heure fixe : — « Je ne sais pas ce qu’ils ont fait, mais ils me disent qu’ils veulent se repentir dimanche de leurs péchés. » — Plusieurs fois il a dû s’absenter des semaines durant ; il voyagea en Prusse et en Hollande. Et de partout, de Berlin comme de Potsdam, de Prusse comme de Hollande, il aspirait à « la douce, à la chère solitude ; » sitôt qu’il pouvait, il partait « comme une fronde crétoise » et revenait se rencogner.

Autant que les voyages, il redoutait les visites qui troublaient le train habituel de la maison. Il invita pourtant son père à venir le voir au moment où il achevait son installation. On raconte que le roi, arrivé un dimanche, alla droit à l’église et se plaça en face du