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temps de Rheinsberg. Ces lettres, où l’on sent, sous les formes de politesse, des aigreurs contre les favoris du prince, ne méritent pas toute créance, mais elles donnent de la petite cour et de la vie qu’on y menait une jolie impression et qui doit être vraie. Malgré lui, Bielfeld était demeuré sous le charme de ses souvenirs.

Une colonie d’artistes complétait le cénacle de Rheinsberg. Le prince, en attendant qu’il pût avoir opéra, entretenait une « chapelle » et donnait des concerts. Il aurait bien voulu se procurer des voix du timbre de celles de la chapelle Sixtine ; il en fit chercher en Italie, mais MM. les tenorini refusèrent de s’expatrier, et Frédéric dut se priver de ce luxe pontifical. Ses deux principaux musiciens furent les deux frères Graun ; le plus jeune, violoniste, ténor, et compositeur extraordinairement fécond, à la mode des musiciens du siècle dernier, a écrit à Rheinsberg une cinquantaine de cantates, dont le prince donnait le texte qui était ensuite traduit en italien. Il est probable que Frédéric, qui prenait avec Graun des leçons de composition, ne se faisait pas faute de retoucher déjà la musique du maître, comme il fera plus tard, quand il sera roi, car, dans les deux opéras par an que lui fournira Graun, sa majesté taillera et ajoutera au point de les rendre méconnaissables. Et, sans doute, elle aura tort d’en agir avec ce sans-façon, car les deux seules œuvres de Graun qui se jouent encore aujourd’hui, le Te Deum sur la prise de Prague et la Mort de Jésus, sont précisément de celles auxquelles elle n’a pas collaboré. Pour composer sa chapelle de Rheinsberg, Frédéric se donna beaucoup de tracas, et plus encore pour la tenir en bonne harmonie. MM. les artistes se jalousaient, se querellaient, et toujours haussaient leurs exigences. Un jour, ils menacèrent de s’en aller tous ensemble, et Frédéric étudia le discours de Ménénius Agrippa au peuple retiré sur l’Aventin, afin de ramener ces enfans d’Euterpe s’ils allaient jusqu’à la sécession.

Les architectes, sculpteurs, peintres et décorateurs du château étaient sous les ordres de Pesne et de Knobelsdorf.

Pesne est un Français, né à Paris, en 1683, d’une belle famille d’artistes et d’ouvriers d’art : du côte paternel et du côté maternel, ce ne sont que peintres, graveurs ou orfèvres. A vingt ans, il se distinguait dans le concours de l’Académie sur le sujet : les Filles de Jethro insultées par les bergers et défendues par Moïse. Puis il partait pour l’Italie, et, après avoir visité Rome et Naples, s’arrêtait à Venise. Un des portraits qu’il peignit alors fut présenté au roi de Prusse Frédéric Ier. Ce solennel grand-père du grand Frédéric s’installait dans sa récente majesté royale. Il bâtissait des palais, où les murs des salles de parade attendaient les représentations de sa gloire. Il appela le jeune peintre auprès de