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ennemi l’accueillit comme un hôte et le fêta comme un frère d’armes : c’étaient les aimables mœurs d’un temps où la guerre était encore polie, parce qu’elle se faisait entre des personnes qui se voyaient combattre.

Dès que Frédéric apprit l’aventure, il demanda que Chasot lui fût amené. Il était trop heureux de mettre la main sur un jeune Français, non point fils de réfugié, mais Français direct, pris tout vif au, sortir du camp de France. Du premier coup, il le garda deux heures à le faire causer. Le surlendemain, il l’invitait à un grand dîner. Pendant qu’on était à table, on vint annoncer qu’un trompette envoyé par le marquis d’Asfeld, général en chef de l’armée française, venait d’amener les chevaux du fugitif : « Vous devriez vendre tout de suite ces bêtes-là qui ne comprennent pas l’allemand, dit le prince Eugène à Chasot, nous nous arrangerons pour que vous n’alliez pas à pied. » Tout de suite, le prince de Lichtenstein achète les chevaux, qu’il paie le triple de leur valeur : a Voyez, dit tout bas le prince d’Orange, combien il est avantageux de vendre ses chevaux à des gens qui ont bien mangé. » Bien entendu, personne n’attendait de l’officier rien qui fût contraire à l’honneur ; Chasot était en visite au camp ennemi, et il ne porta pas les armes contre nous, mais le prince royal de Prusse ne voulut point se séparer de lui ; la campagne finie, il l’emmena à Ruppin ; puis, de Ruppin, à Rheinsberg. Chasot était le plus jeune de la bande : Keyserlingk, Stille et Fouqué avaient la quarantaine ; il était, lui, plus jeune que le prince de quatre ans. Frédéric le traitait en pupille ; il lui faisait donner des leçons et prenait plaisir à lui en donner lui-même. Le jeune homme fut frotté de philosophie assez pour pouvoir en disputer à table avec une verve française et se moquer des philosophes et faire rire à gorge déployée le maître du logis. Il essaya de prendre tous les goûts de la maison, mais son amour pour la flûte ne fut pas heureux, si nous en croyons Frédéric :


Pour Chasot, qui, dans son réduit,
En damné travaille sa flûte,
Qui fait enrager, jour et nuit,
Ses voisins qu’il persécute,
D’un instrument tendre et charmant,
Il tire des sons de trompette…


C’était bien d’avoir auprès de soi des officiers comme Frédéric les aimait, c’est-à-dire qui n’eussent pas « contracté dans le service la dureté quant à la conversation et à la société, » mais le prince rêvait d’attirer à Rheinsberg un homme de lettres, un véritable homme de lettres de profession.