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raides et ces rudes visages de soldats, dire de sa voix claire, avec le talent qu’il avait de déclamer, les paroles jadis entendues par Louis XIV et Mme de Sévigné ou par les roués et les rouées de la régence ?

Le service du prince royal était dirigé par le maréchal de cour Wolden, que Frédéric connaissait depuis longtemps, puisqu’il avait passé avec lui les deux années de Cüstrin : il le trouvait insignifiant et bavard, mais il était habitué à ce brave homme, qui arrivait au retour de l’âge sans avoir commis une méchanceté, très bien d’ailleurs dans son office, où il mettait, comme Mme de Katsch, de la politesse et de la dignité. Au contraire, le prince continuait à se défier du colonel de Bredow, qu’il appelait l’Argus, et qu’il aurait voulu laisser à Ruppin. Il réservait sa confidence et son affection pour le major Senning, son maître de mathématiques, un vieillard savant, aimable et gai, qui avait laissé une jambe en Flandre et l’avait remplacée par une jambe de bois, si bien faite et si adroitement recouverte d’une guêtre blanche, qu’on avait peine à la distinguer de la vraie.

Outre ces deux mentors militaires, Frédéric voulut avoir auprès de lui des officiers qui fussent ses camarades. Il avait connu à Cüstrin Dietrich von Keyserlingk, pour lequel il s’était pris d’une vive affection. Il avait désiré l’emmener à Ruppin ; le roi n’y avait pas consenti, mais il avait permis à son fils de l’appeler à Rheinsberg où son arrivée fut saluée comme « le lever d’un soleil perçant les ténèbres d’une nuit d’hiver. » Keyserlingk, ancien écolier prodige à l’université de Kœnigsberg, y avait soutenu ses thèses en allemand, en français, en latin et en grec. Il était érudit en lettres anciennes et modernes, faisait des vers, et traduisait, — en français, bien entendu, — les odes d’Horace ; il était musicien, danseur, gros mangeur et buveur et cœtera. D’origine courlandaise, il avait la taille courte, les yeux petits, le nez large, la bouche laide, le teint jaune brunâtre. C’était un homme d’une autre race, mais civilisé comme personne, aimable dès la première rencontre, traitant un inconnu de façon à faire croire que celui-ci avait depuis longtemps l’honneur d’être son ami intime. En un moment, il récitait des morceaux de la Henriade et des tirades de vers allemands, parlait chevaux et chasse, dessinait quelques entrechats et quelques pas de « rigaudon, » puis il passait à la politique, à la mathématique, à la peinture, à l’architecture, au militaire, trouvant d’une matière à l’autre des transitions heureuses. Aussi bien qu’à travers les idées, il circulait dans la maison en tourbillonnant « comme Borée dans le ballet des roses. » Il adorait son prince, parlait de lui à tout propos, il aurait voulu que tout le monde le connût et l’aimât. Frédéric l’appelait son meilleur ami, son tout.