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jamais que sous l’impulsion d’un désir, cette vibration continue persiste dans sa phrase. Si c’est le désir du pouvoir, ses brochures, ses articles politiques palpitent d’ambition, de colère, d’ironie vengeresse. Les descriptions historiques ou purement pittoresques tirent leur vie et leur éclat du même principe. Chateaubriand, et tous les vrais romantiques après lui, ne regardent pas les scènes de l’histoire ou les aspects du monde avec la sérénité studieuse d’un Goethe. Devant le monde et devant le passé, le premier mouvement de leur moi envahissant est de s’assimiler ces objets extérieurs ; car il ne se peut souffrir qu’une chose reste en dehors du moi ; car tout ce que l’on admire est matière à désir. La passion de la couleur locale, de l’exotisme, c’est encore une tentative pour étreindre l’inconnu, pour posséder la sylphide. Le romantique ne va pas au monde, il tire le monde à lui. Et il n’y a qu’un moyen de réaliser cette assimilation : emprisonner les siècles morts ou les paysages lointains dans les mots qui sont notre chose. Plus le désir est intense et plus grande est la puissance de l’écrivain, plus il voudrait embrasser l’univers entier dans une seule de ses périodes. Chateaubriand, l’ayant désiré plus que les autres, reste leur maître à tous. Il lance sa phrase convoiteuse sur cet univers, il la dore aux premiers rayons du jour sur le Taygète ou le Thabor, la trempe dans les eaux du Meschacébé, du Nil et du Jourdain, la promène longuement sur l’étendue triste des mers, l’endort pendant des nuits aux savanes de la Floride et aux déserts de Syrie, l’attardé à recueillir les chants d’oiseaux et les murmures des vents ; chemin faisant, il l’élève à Dieu, pour que le Tout-Puissant y laisse quelque chose de sa grandeur et de son éternité ; et comme elle ne rapporte pas tout, ce tout qui ne remplirait même pas son désir, il la ramène à lui, il la replonge douloureusement dans son cœur ; à moins que, las et pris de dégoût, il ne l’arrête court, tremblante et cabrée.

J’ai avancé qu’il avait le besoin de l’action plus que le goût d’écrire. Si l’on s’étonne de l’assertion, qu’on prenne l’ensemble de cette longue vie, qu’on retranche de l’œuvre les parties militantes et de circonstance ; il ne restera qu’un moment pour la création littéraire, dans une carrière si diversement remplie. Nous ne nous représentons pas certains grands écrivains faisant autre chose que leur métier d’élection ; Chateaubriand n’est pas du nombre, on le voit très bien appliquant ses facultés à d’autres emplois. Il aborda la littérature comme un gagne-pain, dans la misère de l’émigration, dans la gêne du retour en France ; ayant réussi, il y prit plaisir ; mais surtout il y trouva l’arme de bataille, que ses mains vides cherchaient avec des mouvemens instinctifs d’atavisme. Ce