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sens tout l’écrivain, ses procédés, sa valeur particulière, sa domination universellement subie. Sainte-Beuve l’a bien aperçue, « cette flamme profane et trop chère qu’il portera, qu’il couvera partout, jusqu’au milieu des scènes et des sujets les plus faits pour ramener à l’austérité simple, qui transpirera comme un parfum d’oranger voilé. » Mais le critique la diminue et la ravale, quand il n’y voit « qu’un élément très positif, élément profane et païen : l’homme de désir, au sens épicurien. » Non ; cette flamme est l’âme même de Chateaubriand et l’essence de son génie, une dans ses manifestations célestes et terrestres ; elle est le Désir, créateur de toutes choses, au sens du mythe ancien ; le souvenir du ciel perdu et l’attente de l’ineffable, au sens chrétien. Sainte-Beuve se trompe surtout quand il signale, comme une cause d’infériorité littéraire, ce qu’il appelle « le désaccord entre l’inspiration véritable et le résultat apparent, le manque d’harmonie et de vérité au sein des plus beaux ouvrages. » En attaquant par ce joint l’œuvre d’art dans le Génie du christianisme, « il y a usé ses dents, » comme l’a dit M. Brunetière. La puissance littéraire de notre grand poète naît précisément de cette contradiction entre les sujets qu’il traite et le tour de sentiment qu’il y porte. Sa sensibilité le destinait naturellement à la littérature de passion. Supposons qu’il fût venu cinquante ans plus tôt, dans la licence du XVIIIe siècle ; il eût fait des vers galans. Supposons-le cinquante ans plus tard, dans le relâchement de nos lettres contemporaines ; il eût fait des romans montés de ton, où toute son ardeur se serait donné libre carrière. Dans les deux cas, on peut l’affirmer à coup sûr, sa prise sur les imaginations et les cœurs aurait été moindre, son rang littéraire demeurerait moins éminent. Il eut ce tourment et ce bonheur, qu’il faut souhaiter à tout écrivain, d’être perpétuellement contrarié sur sa pente. Ici encore, son orgueil le servit bien ; si, comme on peut le présumer, le respect de sa condition maintint Chateaubriand dans les sujets sérieux et dans le style soutenu. Il dut aussi au besoin de l’action, plus fort chez lui que le goût d’écrire, la direction prise par son talent à l’encontre de sa nature ; il voulut manier de grandes idées pour agir sur ses contemporains. De ce désaccord intime, qui offusquait Sainte-Beuve, naquit cette vibration musicale des idées sévères ; ce style unique, fort et persuasif comme la passion contenue, pareil aux cimes volcaniques où le sol tremble sous la poussée du feu intérieur, où ce feu jaillit soudain par les moindres crevasses, fondant les neiges d’hiver, brûlant les pieds à côté du glacier. On se rappelle ce qu’en disait Mme de Beaumont : « Le style de M. de Chateaubriand me fait éprouver une espèce de frémissement d’amour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres. »

Alors même qu’il ne pense pas à la femme, comme il n’écrit