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enfans de l’océan. Partir sur les eaux fut son premier désir ; il y était destiné ; une circonstance fortuite l’arrêta, comme il allait prendre passage sur l’Indien, en armement pour Pondichéry. Jusqu’à son dernier soupir, il a toujours dû partir sur l’Indien.

Mais c’est surtout à Combourg que le cœur et l’imagination ont pris leur forme inaltérable. Il s’en rendait compte, il l’a dit en maint endroit : « C’est dans les bois de Combourg que je suis devenu ce que je suis, que j’ai commencé à sentir la première atteinte de cet ennui que j’ai traîné toute ma vie, de cette tristesse qui a fait mon tourment et ma félicité. » Chacun a dans la mémoire l’inoubliable tableau de ces lieux et de ces journées, où tout semblait calculé pour renforcer les dispositions natives de l’enfant, pour augmenter la pression qui a fait jaillir, pendant soixante ans, les sources de son génie. Le jour où le chevalier sortit de la Cour Verte, avec cent louis dans sa poche et la vieille épée de son père, pour « s’avancer sur la terre inconnue, comme Adam après son péché, » René était fait virtuellement dans son esprit ; et le reste de son œuvre n’est qu’un appendice explicatif de René. Viennent les grands voyages et les révolutions, les misères et les hautes fortunes, tous les événemens mémorables qui ont heurté l’homme privé et l’homme public, ils ne changeront pas le fond de cet homme ; tout ce qu’ils pourront sur lui, ce sera de polir aux angles le caillou de granit, qui s’est cristallisé à Combourg avec ses propriétés définitives.

C’est à Combourg que, par la seule force de son désir, il a créé de rien la sylphide, maîtresse de sa vie. On s’est beaucoup moqué de cette invention, on a voulu y voir un placage, un exercice de style. Que c’était mal connaître le poète ! Sa première chimère fut plus vivante, plus réelle, que toutes les créatures de chair et d’os qu’il a magnifiées par la suite ; ou plutôt elle les contenait toutes, et les créatures ne furent que ses pâles incarnations. Elle est peut-être la seule qui l’ait eu. On ne sent pas Chateaubriand, si on ne le voit pas sur la bruyère, au tomber des jours d’automne, avec sa magicienne, « roulé dans ses cheveux et dans ses voiles, » cruellement et délicieusement possédé par cet être toujours présent. On ne le comprend pas, si on ne trouve point dans cet épisode la clé de toute son existence ; et c’est à très juste titre qu’il a intitulé ce chapitre des Mémoires : « Révélation sur le mystère de ma vie. » Je m’étonne qu’un furet de physiologie comme Sainte-Beuve n’ait pas aperçu tout ce qu’il y avait là pour lui.

Jusqu’au jour où Chateaubriand reviendra reposer au Grand-Bé, les diverses et furieuses poursuites de sa vie n’auront qu’un but, étreindre la sylphide. Elle s’appellera tour à tour la femme, telle ou telle femme, le pouvoir, tel ministère ou telle ambassade, la gloire,