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Dieux ! que ne suis-je assise à l’ombre des forêts !


Ce sont les mots et la mélancolie propre de René : « Je crus tout à coup que les bois me seraient délicieux. » Cependant le temps arrive où la foi vacille et s’évanouit dans un grand nombre d’âmes ; le ciel chrétien s’est fermé. Ces âmes ramènent sur la terre l’immense désir tiré là-haut depuis tant de siècles ; mais elles l’y ramènent altéré à jamais des biens inouïs qu’on lui avait promis, réduit à chercher dans le fini de quoi combler l’attente accoutumée de l’infini. Alors apparaît la terrible disproportion, entre des satisfactions qui ne se sont pas accrues depuis l’antiquité païenne et un désir démesurément grandi depuis lors. Les bannis ne peuvent oublier le paradis perdu, ils le cherchent dans le champ de ronces. L’heure va venir où les poètes, mêlant deux ordres de sentimens distincts chez l’amant du moyen âge ou du XVIIe siècle, écriront le Lac et Rolla. L’heure est venue où René peut paraître, avec « son grand secret de mélancolie, » sentir comme il sent, et se faire entendre de tous.

Pourquoi le nouveau mode du désir, amplifié et retombant sur lui-même, fut-il suscité de préférence par ce petit Breton ? Les pourquoi nous échappent : mais nous voyons bien comment tout prédisposait le petit Breton à le ressentir. L’hérédité lointaine lui avait mis dans le cœur la rêverie sauvage des gens d’Armor. L’hérédité immédiate y avait exprimé toutes les puissances de la mer. Les recherches de M. de Lescure ajoutent quelques traits significatifs à la physionomie du comte de Chateaubriand. Cet homme froid et taciturne avait l’esprit d’aventure, et jamais il ne quitta des yeux la mer. Embarqué à quinze ans, blessé au siège de Dantzig, il passe plus tard aux Iles pour y rétablir sa fortune. Revenu à Saint-Malo, il affrète jusqu’à cinq vaisseaux pour augmenter cette fortune ; et tandis que ses bâtimens font la course à Saint-Domingue ou aux Antilles, la pensée du gentilhomme armateur les suit sur l’océan, avec d’autant plus de passion, que leurs prises doivent relever la grandeur de sa maison. Ainsi le père a ramassé durant toute sa vie des visions de flots et de terres lointaines, des secousses de tempêtes, des bruits de vagues et des souffles du large qui dorment obscurément dans son souvenir ; il en fait à son insu l’âme de René, du fils qui dépensera en prodigue ce capital mort de rêve accumulé. Lui-même, ce fils, né sur la grève, fouetté des embruns, il grossit de ses premières acquisitions le trésor intact qu’il a reçu ; ses premiers regards ont suivi les fuites d’oiseaux et de voiles, dans ces doutes de l’horizon marin où l’œil croit saisir encore ce qui a décru et s’est évanoui ; il en conservera le plus loin triste, indélébile, qu’on voit aux yeux des