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Au début de l’Essai sur les révolutions, il cite avec admiration un fragment de Sanchoniathon sur l’origine du monde. « La source de l’univers était un air sombre et agité, un chaos infini et sans forme. Cet air devint amoureux de ses propres principes, et il en sortit une substance mixte appelée Πόθος ou le Désir. Cette substance mixte fut la matrice générale des choses ; mais l’air ignorait ce qu’il avait produit. » Voilà bien la cosmogonie qui convenait à Chateaubriand : c’est l’histoire et l’explication de son âme. Sans doute, le mythe phénicien s’applique à toute la nature, à tous les êtres : l’homme, créé dans un baiser, vit et meurt du désir. Mais celui qui nous occupe a porté le désir à un tel degré de violence, il a tendu si fort ce grand ressort de la vie, qu’il a semblé lui donner de nouvelles applications et presque inventer une nouvelle passion, pour laquelle on dut chercher des noms nouveaux. La « langueur secrète, » le « vague des passions, » le « mal du siècle, » tout ce qui fait la substance de René, des œuvres postérieures où l’écrivain a développé René, et enfin du romantisme sorti de ces œuvres, tout cela peut se résumer dans cette vieille chose et ce vieux mot, le désir. Comment cet éternel principe de vie et de souffrance a pris soudain une physionomie inconnue et une acuité singulière, c’est ce qu’un peu de réflexion fait vite apercevoir.

L’antiquité païenne, à l’exemple des peuples primitifs, bornait ses conceptions de l’autre vie à une continuation de la vie terrestre, plus ou moins améliorée. Par suite, le désir qui agitait les hommes, si puissant qu’il fût et si loin qu’il s’élançât, n’embrassait jamais qu’un idéal connu. Dans les Champs-Elysées et jusque dans l’Olympe, il retrouvait les objets agrandis de ses aspirations coutumières ; il partait de l’homme pour concevoir quelque chose de plus, rien d’autre. Le christianisme vint rompre brusquement cet équilibre et bouleverser la perspective : il donna comme objet suprême au désir un infini de délices ignorées. Par comparaison avec cet infini, tous les contentemens d’ici-bas n’étaient que misère et dégoût. Tant que la foi fut vive et entière, on n’imagina point les tourmens d’un René ; il n’y avait pas exaspération des grands désirs terrestres, mais transport de ces désirs aux choses éternelles ; on n’eût pas osé concevoir alors une commune mesure entre les joies rêvées au ciel et celles que l’on continuait de chercher dans la créature. Les plus violentes passions connaissaient leur égarement et la limite de leur bonheur ; elles ne prétendaient pas anticiper sur la félicité infinie. Le plus beau coup de génie d’un poète chrétien est d’avoir deviné, quand il prêtait ses sentimens à une païenne, la nuance que revêtiraient les sentimens des chrétiens retombés dans le paganisme. Phèdre la donne par avance dans quelques-uns de ses gémissemens, par exemple, quand elle s’écrie :