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imprenable. Il est le plus complet et le plus magnifique produit du vieil orgueil nobiliaire ; il le transformera pour d’autres applications, mais sans en altérer le métal solide, tel que sa race le lui a forgé. Chez le dernier de cette race, le père de François-René, « mon géniteur, » comme il l’appelle, l’orgueil du nom était devenu un sentiment exclusif, une monomanie. « Une seule passion dominait mon père, celle de son nom. » Les Mémoires nous peignent avec une pointe d’ironie le seigneur de Combourg, passant ses journées à classer des parchemins devant son arbre généalogique ; et leur auteur ne s’avise pas qu’il fait la même chose, durant les quinze dernières années de sa vie, par le livre qu’il écrit, par les attitudes qu’il fixe patiemment, par ce labeur de tous les instans avec sa collaboratrice dévouée, labeur qui n’a qu’un objet : l’édification de sa gloire. — Vanité pour vanité, le travail du père était plus désintéressé ; il travaillait pour une race, pour les morts, pour les enfans à naître, pour une idée, en somme ; le fils ne se donnait la même peine que pour son individu. — Chateaubriand ne dit pas de ses aïeux, comme Vigny :


Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi.


Il est plus sincèrement indécis entre ses deux orgueils : celui du passé, dont il aime à faire fi, sachant bien que la parure sied mieux quand on la porte négligemment ; celui qu’il tire de lui-même, et qui s’enfle pour absorber l’autre. Son tort est de tourner en dérision une faiblesse qu’il partage au fond. Avec des vues plus soutenues, il aurait pu l’avouer et la défendre. Ces vieux seigneurs que nous avons encore connus, dans nos provinces, et qui n’avaient qu’un souci, qu’une idée fixe, l’ancienneté de leur race, que faisaient-ils dans leur ignorance, sinon proclamer d’instinct l’arrêt le plus certain de nos sciences, la valeur capitale de l’hérédité dans la formation des groupes et des individus ?

Ainsi Chateaubriand hérita de l’orgueil accumulé pendant des siècles, et qui allait se nourrir en lui d’un nouvel aliment. Mais cet orgueil féodal, comme l’a si clairement établi le grand historien de nos Origines, est indissolublement lié aux deux acquisitions morales du moyen âge chrétien, la conscience et l’honneur. Je ne voudrais pas dire qu’il les engendra, et cependant ? Orgueil, conscience, honneur, de quelques noms qu’on veuille appeler les vertus et les défauts branchés sur une tige commune, c’est le legs reçu par René de ses ancêtres, c’est l’axe de fer qui va le soutenir contre les poussées furieuses d’un autre élément, celui qui domine la nature propre de Chateaubriand : le Désir, dont il demeure la plus mémorable incarnation littéraire.