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frontière et s’étaient établis dans la riante ville de Nice, où le consul de France, Leseurre, homme intelligent et actif, très dévoué à la Révolution, surveillait leurs menées et tenait soigneusement au courant de leurs irritantes fanfaronnades, de leurs propos, de leurs intentions et de leurs actes, les municipalités des villes qui, comme Antibes, Toulon et Marseille, étaient plus particulièrement menacées par les projets d’invasion que ces fous ne prenaient même pas la peine de dissimuler.

Dès le mois de février 1790, Leseurre donne l’alarme. Il envoie à la municipalité de Toulon le signalement d’un agent des émigrés chargé par eux d’une mission secrète en France ; en même temps, il annonce la prochaine invasion du territoire par le comte d’Artois à la tête d’une armée de plusieurs milliers d’hommes[1]. La municipalité remercie et promet de faire bonne garde. Elle communique aussitôt ces nouvelles aux municipalités voisines. Un frémissement de crainte et de colère court d’un bout à l’autre du département. Ah ! c’est là ce qu’ils méditent, ces aristocrates maudits, campés à deux pas de la frontière ! .. Ils guettent le moment de la franchir, de fondre sur des villes désarmées, de rentrer en France avec l’assistance des tyrans étrangers, d’y restaurer l’ancien régime aboli, toutes les iniquités et toutes les servitudes dont la nation s’est enfin délivrée : les dîmes, les péages, les corvées, les lettres de cachet ! Aux armes, citoyens ! .. Et les demandes de fusils, de sabres, de canons, de poudre, de balles et de boulets arrivent de toutes parts à Toulon. Marseille, La Seyne, Ollioules, Saint-Nazaire, La Valette, en réclament à l’envi[2]. A quel plus noble usage, qu’à la défense de la liberté conquise et menacée, pourraient servir ces innombrables engins de guerre dont l’arsenal est plein ? Qu’on le vide, s’il le faut, mais qu’on arme ces milliers de patriotes prêts à combattre et prêts à mourir ! .. Des armes ! c’est le cri que pousse la France tout entière en même temps que le département du Var. Si ces armes se sont trempées dans un autre sang que celui des ennemis de la patrie, qui donc les a mises aux mains de ceux qui en ont fait un si terrible usage ?

Trois mois se passent, dans l’attente énervante d’une agression, toujours différée par l’indécision et l’impéritie de ceux qui la préparent, mais regardée toujours comme imminente par ceux qu’elle menace. L’anxiété dont le pays est étreint ne se fait nulle part sentir avec plus de force que dans les départemens que bordent

  1. Archives de Toulon. — Dossier contenant la correspondance de Leseurre, consul de France à Nice, avec la municipalité, en 1790 et 1791, ainsi que d’autres pièces relatives aux menées des émigrés.
  2. Ibid.