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lettres, du ton autoritaire et rogue d’un potentat aussi convaincu de son infaillibilité, que sûr de son omnipotence. Juge-t-il, par exemple, insuffisantes les mesures prises par le gouvernement pour déjouer les complots des « ennemis de la constitution » et protéger les frontières ? Il somme la municipalité de réclamer auprès de l’assemblée le renvoi des ministres[1]. S’est-il avisé que cette même assemblée, — en essayant, par le décret du 10 mai 1791, de modérer la fureur de pétitionnement qui s’est emparée du pays[2], — que la constitution, en subordonnant à une condition de cens la qualité d’électeur, ont, pour parler le langage du temps, porté atteinte à un droit naturel, « imprescriptible et sacré » du citoyen ? Vite, il rédige une impérieuse adresse à l’Assemblée et la met en demeure ou de se dissoudre ou de révoquer ces décrets « plébicides et liberticides » qui ont « réduit le peuple à la triste condition des ilotes », qui lui ont ôté « jusqu’au droit de se plaindre, dernière consolation des malheureux[3]. »

  1. Archives de Toulon. — Délibération du club, du 3 août 1790. — Admirez ici l’ingéniosité du mécanisme qui met artificiellement en branle ce qu’on appelle alors la volonté de la nation ! Le ministère a déplu aux Jacobins de Paris. Ceux-ci ont donné aussitôt le mot d’ordre aux innombrables sociétés affiliées à la leur. — Les clubs, obéissant docilement à l’impulsion reçue, inondent l’Assemblée de pétitions, d’adresses, de sommations, entraînent à leur suite les municipalités dans la même campagne : l’Assemblée cède sous cette formidable poussée, qui a toutes les apparences d’une manifestation spontanée de l’opinion publique, alors qu’elle n’est, en réalité, que le choc en retour, si l’on peut dire, de la volonté tyrannique, adroitement déguisée, d’une poignée de brouillons, d’intrigans et de sectaires. Toute cette tactique est exposée avec franchise dans les Mémoires de Grégoire, I, p. 387, cités par Taine, qui conclut excellemment : « Il faut que l’Assemblée marche, sinon on la traîne. » — (Révolution, II, p. 58.)
  2. Ce décret prohibait les pétitions collectives et n’autorisait plus que les pétitions individuelles. C’était enlever au parti jacobin un de ses moyens d’action les plus efficaces. Il cria aussitôt à la tyrannie.
  3. Adresse du club à l’Assemblée, citée par Henry, I, p. 172. Cette adresse fut imprimée et envoyée à toutes les sociétés populaires avec lesquelles le club de Toulon était en relations. Elle contient des passages bien intéressans : « Nos législateurs, les Amis de la constitution ont depuis longtemps juré de sacrifier leur vie pour la défense de vos sages décrets… Le serment qu’ils ont prêté ne peut être vain, et ils compteront au nombre de leurs ennemis, non-seulement ceux qui attenteraient à leur liberté à force ouverte, mais encore ceux qui, abusant de la confiance de la nation, chercheraient sous le manteau spécieux de la loi à les charger de nouvelles chaînes. Les législateurs qui ont mis au jour la sublime Déclaration des droits de l’homme et du citoyen seraient-ils les premiers à la violer ? .., La série des décrets présentés par le comité de constitution et adoptés par l’Assemblée nationale, malgré les efforts des bons citoyens, est une preuve non équivoque de cette dure vérité. L’un… attache toute la puissance du citoyen à la majeure ou moindre quantité de métal dont il est possesseur. Ce décret injuste priverait l’immortel auteur du Contrat social, nous ne dirons pas de représenter ceux qu’il aurait éclairés, mais de choisir celui qu’il croirait digne de sa confiance… » L’expédition de cette adresse à l’Assemblée fut annoncée, par le club, à Robespierre en ces termes : « Robespierre, car votre nom vaut lui seul l’éloge le plus pompeux, la Société des amis de la constitution a reçu avec reconnaissance le nouveau discours que vous lui avez fait passer et elle a de suite délibéré une adresse à l’Assemblée nationale pour lui demander la révocation des décrets plébicides et liberticides du marc d’argent… Continués, bon citoyen, à éclairer la nation sur ses véritables droits,.. etc. » — (Archives de Toulon ; correspondance du club ; lettre du 14 mai 1791.) Ici encore on trouve un (exemple d’application de la tactique exposée plus haut. La Montagne veut réviser un des articles de la constitution. Robespierre prononce un discours contre cet article. Le discours est envoyé, par les Jacobins, à la Société populaire de Toulon, qui se hâte d’intervenir, dans le sens indiqué, auprès de l’Assemblée. Le branle est donné à Paris : la machine se met en mouvement dans le pays tout entier. Et voilà encore une opinion factice, intéressée, l’opinion d’une infime minorité, qui va être présentée aux législateurs comme le vœu de la nation ! ..