Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/404

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’oublions pas, était sincère dans l’exaltation forcenée de son patriotisme ; et quand la France, à son tour, fut menacée, envahie comme la Pologne, il serait mort, s’il l’avait fallu, pour sauver la patrie et la liberté. — L’autre emblème est sinistre. C’est un lambeau de drap déchiré, troué, maculé de boue et de sang : la manche de l’uniforme d’un garde-suisse, tué le 10 août 1792, à la défense des Tuileries[1]. Un des seize fédérés toulonnais qui ont pris part à la journée[2] a rapporté de Paris ce trophée, — comme un sauvage le scalp de son ennemi, — et, pendant un an[3], l’église abritera la hideuse loque qui, placée au-dessus de la tête des orateurs du club, les inspire et stimule leur fanatisme, de même que la vue des reliques réchauffait naguère la piété des dévots.

A chaque séance, une cohue s’entasse dans l’église. Un système de recrutement par voie de simple cooptation, qui équivaut, dans la pratique, à l’admission en masse, a bientôt fait affluer au club, comme dans une sorte de sentine collective, toute la lie de la population toulonnaise. Plusieurs centaines d’individus portent le titre de membre de la « Société des vrais amis de la Constitution. » Ce titre est plus qu’un honneur : il est une sauvegarde. On le recherche, on l’envie, on s’en pare comme d’un brevet de jacobinisme éprouvé. Celui qui le porte n’a plus à trembler pour sa tête, et il peut faire trembler les autres pour la leur. Les professions représentées dans cette foule d’adhérens sont les plus humbles[4], celles qui, en exigeant un constant déploiement d’énergie physique, développent les muscles plus qu’elles n’affinent l’intelligence ; celles qui donnent le goût, le respect de la force, l’habitude de recourir à elle de primesaut, de compter sur elle pour trancher tout. Le club compte, en grand nombre, des portefaix, des bouchers, des forgerons, des charpentiers, des cordiers, des manœuvres, des « travailleurs à la terre, » des « perceurs de bronze » employés au forage des canons de l’Arsenal : tous gens de mœurs brutales, à la main prompte et lourde. A côté d’eux, une certaine quantité de membres de la bourgeoisie, des avocats, des journalistes qui rédigeront sa correspondance, des tabellions, des

  1. Henry, I, p. 275-276.
  2. Archives de Toulon. — Lettre de MM. Barrallieret Martelly-Chautard à la municipalité, du 12 août 1792. Un des « seize braves, » Roubaud, a été blessé d’une balle à la jambe. Un autre, Bouquet, a sauvé le drapeau du bataillon parisien de Saint-Marcel, dont les Suisses allaient s’emparer.
  3. Jusqu’en juillet 1793. Le premier soin de la réaction antijacobine fut alors de détruire cet emblème. — (Henry, II, p. 38.)
  4. Archives de Toulon. — Affiches des jugemens prononcés en 1793 contre d’anciens membres du club (voir les professions indiquées).