Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/390

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Bouddha[1] ; ce qui n’empêche pas que le livre ne soit éminemment chrétien. La vogue en a été grande pendant le moyen âge ; il a été traduit dans la plupart des langues occidentales.

Ce livre se rattache par plus d’un point aux vies des saints. Voilà ce qui constituait l’aliment intellectuel de la chrétienté orientale pendant toute cette période. Le roman conventionnel s’adressait à la classe des lettrés ; le peuple lisait les vies des saints. Même après que le roman se fut popularisé par les poètes de langue vulgaire, celles-ci continuèrent à lui disputer la faveur du public. On en écrivait même pendant la domination ottomane en l’honneur des nouveaux martyrs de la foi[2]. Ces vies embrassent ainsi toute la période historique comprise entre l’établissement du christianisme et la renaissance hellénique. Elles forment une littérature à part, d’autant plus intéressante qu’on y trouve non-seulement le reflet des sentimens les plus intimes des peuples dont elle faisait la lecture préférée, mais aussi des indications précieuses sur les mœurs, sur les idées, sur les goûts et sur les connaissances de ce public. L’historien y pourrait découvrir des faits nouveaux et tirer parti même des fictions dont ces faits peuvent être enveloppés. Car le merveilleux abonde dans ces biographies des saints, dont une des principales fonctions était d’opérer des miracles. Mais c’est un merveilleux qui diffère des conceptions des romanciers de la même époque en ce que l’écrivain y croyait autant que le lecteur. Ces écrits offrent aussi un grand intérêt au point de vue linguistique ; la langue littéraire s’y laisse adapter aux besoins du jour, et, par ses anomalies même et ses variations, représente, mieux peut-être que tous les autres produits de cette littérature, la longue lutte entre la tradition et l’usage.

Il est à regretter que M. Krumbacher ne nous ait rien dit au sujet de ces vies. Peut-être les a-t-il considérées comme faisant partie de la littérature théologique, exclue de son cadre. Cependant, elles nous semblent se rattacher à la littérature générale de cette période, autant que le roman contemporain se rattache à l’histoire de la littérature française du XIXe siècle. Le nombre seul de ces écrits indique leur popularité. Sans parler des éditions ecclésiastiques grecques, Migne et les Bollandistes en ont publié toute une bibliothèque. Et ce n’est pas le nombre seul qui en atteste

  1. Voir H. Zotenberg, Notice sur le livre de Barlaam et Joasaph ; Paris, 1886.
  2. Le lecteur français peut en trouver un spécimen dans un livre publié, à Paris, en 1741 : État présent des nations et églises grecque, arménienne et maronite en Turquie, par le sieur de La Croix. Il contient la traduction de la Vie et du martyre de Nicolas, enfant grec, — né en Thessalie en 1656, — et martyrisé à Constantinople pour la foi de Jésus-Christ.