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sensations pour noter les états d’âme : elle ferait plutôt le contraire et traduirait volontiers la nature extérieure en symboles psychologiques. Il n’y a pas d’année où il ne paraisse en France plusieurs recueils de Maximes, de Réflexions ou de Pensées, tellement il semble facile de rivaliser avec La Rochefoucauld ou avec La Bruyère. Et souvent ces Pensées ne sont pas sans valeur. Mais le mérite en revient moins à l’écrivain qu’à la langue elle-même. Saturée de psychologie, elle les contenait pour ainsi dire en puissance, et il n’était pas besoin d’une grande originalité pour les en extraire. Quel admirable instrument une telle langue n’offrait-elle pas aux romanciers français, et en effet quel merveilleux parti n’en ont-ils pas tiré ?

La littérature anglaise, qui a eu son évolution originale, suggérerait des réflexions analogues. Elle est moins orientée vers le théâtre que la française ; mais là aussi les orateurs sacrés et les moralistes, ces maîtres de l’observation psychologique, ont longtemps été les favoris du public. Là aussi ils ont laissé leur empreinte sur la langue, et le roman anglais en a largement profité.

En Allemagne, rien de semblable. L’Allemagne est sans doute la terre classique de la philosophie. Aucune nation, depuis la Grèce antique, n’a produit plus de métaphysiciens, ni de plus grands. Mais parmi ces philosophes, les psychologues sont peu nombreux. Et, en guise de moralistes, on ne trouve guère que des pédagogues. Encore se sont-ils longtemps tenus à l’écart, n’écrivant que pour leurs collègues, et n’exerçant point d’action sur la littérature générale. Wolff est le premier qui ait enseigné et écrit en allemand, au XVIIIe siècle : les professeurs et les savans usaient ordinairement du latin. La noblesse et l’entourage des princes se faisaient gloire de ne pas parler allemand. Il fallut de longs efforts pour que les gens de qualité consentissent à lire des vers ou des romans qui ne fussent pas anglais ou français. Quant au théâtre moderne allemand, il date de Lessing, et malgré Goethe et Schiller, il n’a pas été bien fertile en chefs-d’œuvre.

La langue n’a donc pu subir en Allemagne la même élaboration séculaire qu’en Angleterre et en France. Il faut toujours excepter Goethe, qui n’a peut-être jamais mieux écrit que dans certaines parties de Wilhelm Meister et des Affinités électives ; mais, en général, le romancier allemand a dû lutter contre l’extrême plasticité, et je dirais presque contre l’indifférence de la langue. Les termes abstraits ont été maniés, non pas par des moralistes, mais surtout par des métaphysiciens. De là des associations spéciales qui se sont formées autour de ces mots, et qui font que la philosophie a l’air d’être mêlée à tout en Allemagne. Pour avoir de cette particularité une impression très nette, il suffit, par exemple,