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d’automates dont les ressorts visibles sont mus par l’auteur lui-même, qui nous en explique l’ingénieux arrangement. Mais le romancier a toujours dû avoir le goût des choses de l’âme, le discernement de la vie intérieure, l’habitude d’observer les motifs cachés des actions humaines, et surtout une aptitude spéciale de l’imagination à se représenter ces motifs et à en saisir l’enchaînement. En ce sens nous dirons, par exemple, que Shakespeare et Racine, que Benjamin Constant et Thackeray sont psychologues, mais que Byron et Théophile Gautier ne le sont pas.

Comparez, sur ce point, la littérature allemande à la française et à l’anglaise : le contraste est des plus frappans. En France, les moralistes et les psychologues abondent. Ils sont une des gloires les plus solides de sa littérature, et des plus anciennes. C’est un genre qui ne chôme jamais, et qui s’adapte avec une aisance parfaite au génie de la nation. Il s’accommode de tous les tons ; il sera, selon le cas, ironique, sérieux, pessimiste, gouailleur, attendri. Le théâtre français vaut souvent plus par la vérité et par la finesse de l’observation psychologique que par l’invention dramatique. Cela est vrai de nos tragiques comme de nos comiques. Cela était vrai hier de Marivaux, et ce l’est aujourd’hui de MM. Meilhac et Halévy. Il n’est pas jusqu’au théâtre de Victor Hugo qui ne témoigne indirectement en ce sens ; car si ses meilleurs drames, en dépit de leur splendeur lyrique, ne nous satisfont jamais tout à fait, n’est-ce pas que la psychologie de ses héros est un peu bien rudimentaire ? Même goût, même observation abondante et précise des choses de l’âme chez les écrivains et chez les orateurs sacrés qui tiennent une si grande place dans notre littérature classique, et qu’on lisait tant jadis. Vous retrouverez ce trait jusque chez les philosophes de profession : chez Malebranche, qui excelle à analyser les inclinations et les passions, chez Maine de Biran, dont le Journal intime survivra peut-être au reste de son œuvre ; chez Cousin enfin, dont on connaît le faible pour la critique littéraire et biographique. Partout se révèle le goût naturel de la nation pour l’observation psychologique. Il reparaît jusque dans ses méthodes d’instruction, qui poursuivent, peut-être avec excès, l’art délicat, l’art tout psychologique de composer et de persuader, je veux dire le style.

Telle littérature, telle langue. A force d’être maniée et façonnée par des générations d’artistes, dont plusieurs ont été d’admirables observateurs du cœur humain, la langue française est devenue, pour ainsi dire, la langue la plus psychologique qui soit. Elle peut, sans se faire violence, rendre les nuances de ce genre les plus légères : un tour de phrase suffit. Peu de métaphores, une grande discrétion d’images. La langue n’a pas besoin d’emprunter aux