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concurrence acharnée, peuvent librement déployer leur originalité discrète et timide. Lessing, Goethe, Schiller, étaient de cet avis, et plus d’un, il y a trente ans, pensait encore comme eux. Peu de gens, il est vrai, professeraient aujourd’hui cette opinion. Mais les mœurs et les habitudes d’esprit, tout en se transformant aussi, évoluent néanmoins plus lentement que les institutions. Aujourd’hui encore, si vous cherchez une œuvre allemande originale d’inspiration et d’accent, ne la demandez pas au roman berlinois, imité de M. Zola ou de M. de Maupassant. C’est dans la nouvelle provinciale, plus modeste, mais plus sincère, que vous aurez chance de la rencontrer.


III

L’histoire littéraire se trouve ainsi amenée à poser un problème qu’elle ne peut résoudre seule : pourquoi, sauf exception, les romanciers allemands ont-ils cherché leurs modèles au dehors ? Pourquoi l’Allemagne n’a-t-elle pas eu, comme l’Espagne, comme la France, comme l’Angleterre, son roman original ? — Précisément, pourrait-on répondre, pour les raisons qui ont favorisé plutôt l’apparition de la nouvelle provinciale. Pendant de longs siècles, faute d’une grande capitale, faute d’une cour brillante, faute d’une société élégante et polie, il n’y eut en Allemagne ni public pour lire des romans ni auteurs pour en écrire. Mais cette explication est elle-même provisoire. Car à leur tour les grands traits de la vie d’un peuple ont leur raison d’être dans son génie même qui seul rend compte à la fois de son histoire et de sa littérature. En sorte que le problème serait plutôt philosophique qu’historique : il s’agirait surtout de dégager les qualités foncières, les tendances les plus intimes et les plus constantes du génie allemand, et de voir si le roman était une forme littéraire par laquelle elles dussent naturellement s’exprimer.

Or il faut sans doute beaucoup de qualités réunies pour faire un bon romancier, mais il est indispensable, avant tout, que l’écrivain soit psychologue. Je n’entends pas par là qu’il doive connaître par le menu l’analyse des opérations de l’esprit, le mécanisme de l’association des idées, de l’imagination, de la mémoire et du jugement. Cette connaissance, sous sa forme scientifique, nous commençons à peine à l’entrevoir aujourd’hui. Les plus grands romanciers n’en ont point senti le manque, et elle n’a pas pour eux, à beaucoup près, l’importance de l’anatomie pour les peintres et les sculpteurs. Nous demandons au roman, comme au drame, des personnages qui vivent ou qui donnent du moins l’illusion de la vie ; nous n’avons que faire de mannequins ou