Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 110.djvu/300

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leçons, mais en les interprétant avec plus de docilité que d’intelligence, et en s’attachant à la lettre plus qu’à l’esprit.

Au demeurant, le moment va venir, — et il ne tardera pas, — où le pas qu’on se refuse à faire, de gré ou de force, il faudra le franchir. Quelques années seront à peine écoulées, et pour un prétexte frivole qui ne prouve que mieux l’incompatibilité d’humeur des deux peuples, l’hostilité sera rallumée entre la France et l’Angleterre, et tout de suite Frédéric aura pris parti contre son ancienne ennemie et pour sa nouvelle alliée par un traité encore défensif dans la forme, mais au fond tout à fait agressif et qui n’est que l’application littérale du plan que nous avons entendu sortir de sa bouche. Il faudra bien alors, pour ne pas rester dans un périlleux isolement, que la France se décide à écouter ce que l’Autriche, toujours éconduite, mais jamais découragée, n’aura pas cessé de lui redire. Seulement l’heure favorable sera peut-être passée : la nécessité de s’unir, étant devenue égale et également reconnue des deux parts, les conditions qu’on aurait pu dicter, il faudra les débattre, et peut-être en subir qu’on n’aurait pas offertes. Faute d’avoir su se décider à temps et prévoir, l’alliance que la France aurait pu accorder en 1748, en 1756 elle sera heureuse de l’accepter.

Quoi qu’il en soit, je crois en avoir dit assez pour affirmer, sans contestation possible, que le fameux changement de politique, tant reproché à Louis XV, loin d’être son œuvre propre, était opéré autour de lui et sans lui et devenu par là même nécessaire avant qu’il eût songé à y prendre part. Il faut être juste même pour ce souverain digne, sur d’autres points, de tant de reproches. Cette résolution capitale ne fut de sa part ni l’effet d’une complaisance pour sa maîtresse, blessée d’une épigramme ou flattée d’une caresse royale ; ce ne fut pas davantage un acte de dévotion superstitieuse, il ne songea pas à réparer par le secours prêté à une puissance catholique le tort fait à la religion par les désordres de sa conduite. Ces contes, d’une ineptie ridicule, propagés par les flatteurs gagés de Frédéric, répétés par les déclamations démagogiques de nos clubs révolutionnaires, et pieusement transmis ensuite à la crédulité populaire par des historiens français même de notre âge, n’ont pas l’ombre d’un fondement. Le traité de 1756 ne fut point, comme on l’a dit, la faute du règne : la faute fut d’avoir attendu pour le conclure une nécessité si pressante, que rien n’en avait préparé l’exécution et qu’il ne restait plus qu’à y apposer d’une main tremblante une signature tardive.


Duc DE BROGLIE.