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Aucune d’entre elles, on l’a vu, ne plaçait la moindre confiance dans la durée de la paix. C’était la déclaration que faisait tout haut, dès le premier jour, un excellent observateur, parlant avec la clairvoyance propre à l’intérêt personnel, et avec la sagacité pénétrante qui était la qualité principale de son génie. — « Cette pacification générale, écrivait Frédéric, ressemble plutôt à une trêve dans laquelle toutes les parties profitent d’un instant de repos et cherchent des alliances pour être mieux en mesure de reprendre les armes. » Rien de plus juste ; et rien ne fait mieux comprendre comment l’encre du traité était à peine séchée, que déjà personne n’allait plus le prendre au sérieux. Un vague sentiment d’instabilité continuait à peser sur l’atmosphère. Vainement, les pacificateurs se sont-ils vantés d’avoir remis l’Europe dans l’état le plus voisin possible de l’équilibre où la guerre l’avait trouvée. Chacun sent que, sous le calme assez mal rétabli de la surface, de profonds changemens s’opèrent, de nouvelles combinaisons se préparent, d’où peuvent sortir des périls imprévus, et c’est à qui regardera autour de soi pour reconnaître d’avance sur quel appui il peut compter, et, le jour de la prochaine épreuve venue, quels auxiliaires se mettront en ligne à ses côtés.

Frédéric pouvait d’autant plus parler pertinemment à cet égard, que pour sa part sa résolution est prise, et nulle incertitude ne subsiste plus dans son esprit. Délié, il le croit du moins, de tout engagement envers la France, c’est contre elle qu’il va lier partie avec l’Angleterre. Ne venons-nous pas de l’entendre annoncer ce projet sur un ton de franchise presque cynique, dans son premier entretien tenu avec le ministre anglais, le jour même de la signature des préliminaires de paix ? N’est-ce pas lui qui nous apprend que cette paix, attendue comme une délivrance, va lui permettre de retirer de la main de la France celle qu’il se propose de tendre lui-même à l’Angleterre ? La neutralité jalouse dans laquelle il s’est renfermé pendant les dernières années de la guerre lui a laissé le temps de préparer et de masquer son évolution. Elle est prête maintenant, et s’il garde encore quelques ménagemens de prudence et de politesse avec les ministres de Louis XV, c’est pour rester libre de choisir le moment où il lui conviendra de déclarer ses nouveaux sentimens. Assurément, il ne dénoncera pas le premier l’armistice européen : il a trop à faire à garder ce qu’il a gagné, pour se jeter à l’aventure dans de nouveaux hasards. Il ne parle encore que de former une ligue défensive pour assurer (c’est son expression) la liberté de l’Europe contre les menaces de l’ambition française. Mais il sait parfaitement à qui il parle, et ce n’est pas lui qui se trompera jamais sur le sens et la portée des paroles. Il n’ignore pas qu’entre France et Angleterre subsiste une