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tout événement et se préserver de toute surprise. Point de difficulté pour les troupes qui de part et d’autre restaient en présence sur les deux rives de la Meuse. Mais, que faire de ces étranges auxiliaires qu’on avait appelés de si loin, à si grands frais, en proclamant, si haut que leur apparition au jour du combat, serait nécessaire autant que décisive ? Fallait-il renvoyer les Russes dans leurs solitudes lointaines, au risque de ne plus les retrouver au cas peu probable, mais toujours possible, d’une reprise d’hostilités ? Mais les arrêter en pleine marche au centre de l’Allemagne, dans des campemens improvisés, imposer aux populations déjà mécontentes le poids incommode de leur présence, était-ce possible ? Pouvait-on abuser à ce point d’un simple droit de passage et mettre à si forte épreuve la tolérance du corps germanique ? Il était dur pourtant de laisser ces troupes avancer, quand chaque jour de marche était une lettre de change tirée sur le trésor anglais, et accroissait d’avance les frais du retour à opérer, après une course probablement inutile. L’embarras était grand, d’autant plus qu’il ne fallait pas compter, pour en rendre la charge moins lourde, sur la bonne grâce et l’obligeance de la tsarine.

Cette capricieuse princesse ne s’était décidée, après bien des hésitations, à se mettre en mouvement, que parce qu’on avait grandi à ses yeux l’importance du rôle qu’elle allait jouer, en mettant par un coup d’éclat un terme aux souffrances des peuples. Elle y avait pris goût et ne renonçait qu’à regret à faire cette entrée brillante sur la scène diplomatique et militaire de l’Europe. La signature imprévue des préliminaires lui avait causé une vive contrariété et presque autant qu’à elle, à son chancelier Bestouchef et au ministre anglais accrédité à sa cour, lord Hyndfort, qui, après l’avoir provoquée à se mettre en avant, se trouvait fort déconcerté par le brusque revirement de sa cour. Aussi, ministre, souveraine et ambassadeur travaillaient-ils de concert à tout entraver. A tout le moins la tsarine aurait-elle voulu, en récompense du concours qu’on avait exigé d’elle, être représentée au congrès, mettre sa signature à côté de celle de ses frères en royauté qui ne l’avaient jamais traitée en égale, et acquérir ainsi droit de cité parmi les puissances civilisées : honneur que n’avait pas eu en partage même le grand Pierre, son illustre père. Pour maintenir cette prétention que l’Autriche appuyait, que l’Angleterre ne décourageait pas, mais que la France combattait résolument, il lui importait d’être présente et de faire sentir sa main jusqu’à la dernière heure ; aussi, ne négligeait-elle rien pour rapprocher ses troupes du lieu où se jouerait le dénoûment du grand drame, et on put remarquer que ses soldats n’avaient jamais avancé plus rapidement que depuis qu’au