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le reconnaître, il y avait eu des manœuvres odieuses de nature à laisser les plus implacables rancunes. Pourquoi enfin, dit-il, se préoccuper si fort de telle ou telle clause des préliminaires ; ce sont de maigres détails auxquels il ne faut pas s’arrêter. Ces articles sont si vagues qu’on leur fera dire tout ce qu’on voudra. J’en tirerai, moi, ce qui me conviendra. C’est une cire molle, j’en ferai un chien, un chat, un singe, tout ce qui me plaira. L’essentiel est qu’on ait confiance dans la France et qu’on lui dise clairement ce qu’on désire. Il est encore temps d’aviser.

Kaunitz avait trop chèrement payé sa confiance dans les complimens et les caresses de Saint-Séverin pour mordre cette fois à l’appât sans précaution. Il se borna donc à engager Kauderbach a continuer la conversation, mais en le chargeant de bien faire comprendre qu’après ce qui s’était passé, ce n’était pas à l’Autriche à parler, mais bien à attendre ce qu’on aurait à lui dire. Puis rendant compte à sa cour de cet étrange entretien, il laissait voir assez clairement sa crainte de donner dans un nouveau piège. — La France, disait-il, a cette fois bien réussi à brouiller toutes les cartes ; elle a brisé tous les liens qui unissaient entre eux les alliés, elle a levé tous les scrupules qui pouvaient nous faire hésiter à rompre avec les puissances maritimes : elle voit l’Angleterre aux abois ; il est tout simple qu’elle veuille profiter d’une situation si adroitement ménagée, mais il faut savoir ce qu’elle en veut tirer. Des paroles dites à voix basse et des promesses vagues ne sauraient nous suffire. — Le tableau était exact et la réserve prudente. Seulement ce qu’avec son sens pratique et la précision un peu lourde de son esprit Kaunitz ne pouvait deviner, c’est que derrière les allures changeantes et les retours capricieux de l’envoyé de France, ne se cachaient réellement aucune espérance, ni aucun calcul d’intérêt. Témoin du désarroi des cours naguère alliées, et heureux de pouvoir l’accroître, Saint-Séverin, à qui ses instructions n’avaient pas permis d’en profiter à son gré, se plaisait faute de mieux à s’en donner le spectacle et à s’en faire un jeu[1].

A Vienne on prit la chose plus au sérieux, et l’ouverture fut accueillie avec plus de confiance et plus d’empressement peut-être qu’elle ne méritait. C’est que, si la brusque signature des préliminaires, succédant à des espérances tout opposées, n’avait pas causé à Marie-Thérèse une surprise moins pénible qu’à son envoyé, l’impression pourtant qui lui restait était différente. Kaunitz était surtout sensible au désagrément personnel qu’il éprouvait d’avoir été ou du moins de paraître dupe des bonnes paroles de Saint-Séverin. Pour Marie-Thérèse, il n’y avait qu’un vrai, un

  1. Kaunitz à Marie-Thérèse, 6-15 mai 1748. (Archives de Vienne.)