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A une force majeure si évidente, comment se fait-il que l’Autriche ait sérieusement essayé de faire tête et qu’elle ait prolongé, six mois durant, une vaine résistance ? L’impératrice, malgré la ténacité connue de son caractère, n’était dépourvue ni de prudence ni de jugement, et son orgueil avait dû fléchir à plusieurs reprises devant des nécessités moins impérieuses. Cette obstination serait vraiment incompréhensible, si les documens autrichiens ne nous en fournissaient une explication inattendue. Quelle surprise n’est-ce pas, en effet, de reconnaître que ce fut le ministre de France en personne, le même Saint-Séverin, — qui venait d’enlever par surprise, et presque d’arracher de force, la signature de l’Angleterre et de la Hollande, — qui, se retournant dès le lendemain, vint chercher son collègue autrichien pour lui suggérer tout bas la pensée qu’après tout, rien n’était fait, que les préliminaires étaient conçus en termes si larges qu’en disputant sur l’exécution au lieu de les repousser en bloc, on pouvait encore en modifier le sens, en atténuer la rigueur, changer les clauses les plus pénibles et préparer ainsi la voie à de nouvelles et plus heureuses combinaisons ? Quel but poursuivit-il par ce manège clandestin, dont le ministère français ne fut jamais complètement informé, et dont la trace est à peine visible dans sa correspondance ? Partageait-il lui-même l’espoir ou l’illusion qu’il se plaisait à faire naître ? Avait-il réellement l’intention de réparer en partie le tort qu’il avait causé, de panser, sinon de guérir, la blessure qu’il avait faite, et de se faire pardonner ainsi par Kaunitz le manque de foi dont il sentait qu’il avait justement encouru le reproche ? Voulait-il tout simplement se donner l’apparence d’un esprit de conciliation affecté, faire ressortir, par ce contraste, la raideur et l’a dureté des exigences britanniques et envenimer ainsi le différend qu’il s’applaudissait d’avoir suscité entre les deux alliés ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer. On ne peut pourtant se défendre de croire que, des deux suppositions, celle qui prête à l’agent de la France le plus d’adresse et le moins de franchise, étant la plus conforme au caractère que nous lui avons vu déployer, est aussi la plus vraisemblable : car c’est celle qui répond le mieux à la joie maligne qu’il éprouvait (c’est lui qui l’a dit, en propres termes) « d’avoir mis le comble au commencement de méfiance et d’aigreur établies entre les ennemis de la France. »

Les relations entre Kaunitz et Saint-Séverin étaient restées naturellement plus que froides, et à peine polies, depuis la scène assez vive-qui avait suivi les explications échangées à la suite de la signature des préliminaires ; mais elles ne tardèrent pas à être renouées par l’intermédiaire officieux d’un secrétaire d’ambassade saxon, le baron de Kauderbach, que son ministre, le comte de