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nombre. Qu’est-ce que le suffrage universel, sinon l’extension de la micrologie à l’organisme social et la remise du pouvoir aux plus nombreux et aux plus petits ? L’art a suivi le courant. Wagner, j’entends le Wagner véritable, celui non pas de Lohengrin, mais de Tristan, a décomposé les forces de la musique jadis plus simples et plus unes. Tristan, par exemple, n’est qu’une colossale agrégation d’atomes, et c’est en ce sens que Nietzsche a pu définir le maître de Bayreuth un gigantesque miniaturiste. Certains tableaux de Wagner, fût-ce les plus grands, sont faits des plus petites choses : courts et nombreux motifs ajustés ensemble, vrais microbes musicaux, partout répandus comme une poussière de vie. Ainsi les nuances, les détails, remplacent de plus en plus aujourd’hui l’unité, la largeur et les grands partis-pris d’autrefois.

Pour comprendre pleinement Wagner, il ne faut pas voir en lui un musicien seulement. Il était autre chose : avant tout, selon Nietzsche, un homme de théâtre ; l’incomparable histrion, le scénique par excellence. Il ne rentre pas dans l’histoire de la musique à proprement parler. On ne saurait le confondre avec les maîtres de la musique pure, un Beethoven, par exemple. La musique pour lui ne fut jamais le but, mais le moyen, le langage, et Nietzsche va jusqu’à dire qu’en dehors du point de vue ou du goût dramatique, lequel est, comme on sait, fort tolérant, la musique de Wagner est mauvaise, peut-être la plus mauvaise qui jamais ait été faite !… Doucement, je vous prie, mon maître de philosophie. Ce n’était pas la peine de vous guérir d’un mal pour tomber dans le mal contraire et l’athéisme ne vaut pas mieux que l’idolâtrie.

Nietzsche raille surtout, avec une verve et un bon sens qu’on n’attendait guère d’un philosophe allemand, la littérature et la métaphysique de Wagner. Jusqu’ici la musique n’avait jamais eu besoin d’une littérature. La musique de Wagner était-elle trop difficile pour se comprendre toute seule ? A-t-on eu peur, au contraire, qu’elle ne fût point assez difficile ? Une phrase que Wagner a ressassée toute sa vie et qui lui a survécu, c’est que sa musique signifie autre chose, infiniment autre chose que de la musique. Wagner avait besoin de commentaire, de glose, pour démontrer que sa musique « signifie l’infini. » Il eut toujours la manie, la folie de la signification et du symbole. « Ce que cela signifie, » voilà sa devise. Par exemple, il s’est demandé ce que signifie Elsa, et s’est répondu : elle signifie l’esprit inconscient du peuple, et voilà par où il est devenu un parfait révolutionnaire… J’allais vous le dire, et voilà pourquoi votre fille est muette.

Ce métaphysicien n’est décidément pas tendre à la métaphysique. Il accuse Wagner d’avoir achevé dans les esprits l’œuvre de perturbation, commencée par les Hegel et les Schelling ; de s’être attaché,