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voici acculé ; « le cerf est aux toiles ; » il n’y a plus qu’à fermer. Turenne est là ; le Roi, le cardinal, le pressent d’en finir : la cour murmure. Le maréchal n’est pas prêt : « l’infanterie de M. de La Ferté ne sera pas en ligne avant deux heures ; l’artillerie et les voitures d’outils ne sont pas arrivées ; on ne peut se passer ni de canons ni de pioches pour faire la guerre des rues contre un capitaine tel que M. le Prince. Le Roi ne perdra rien pour attendre. » Mais voici les chevau-légers de Condé en vue de Sa Majesté. Ce ne fut qu’un cri d’indignation dans l’entourage. Turenne se résigne, et donne à son lieutenant-général, Saint-Maigrin, l’ordre que celui-ci attendait avec impatience. — M. le Prince était déjà loin ; il avait atteint son but.

Nous connaissons Saint-Maigrin : brillant cavalier, grand favori de la cour et des dames, bon officier, ayant assisté à nombre d’actions, mais restant peu aux armées, toujours rappelé par son service auprès du Roi[1], il est peu versé dans le détail de l’infanterie et des travaux de siège. D’ailleurs aujourd’hui il ne se possède pas : l’amant éconduit de Marthe du Vigean est tout à la haine qui depuis dix ans couve dans son cœur[2] ; l’affront sera lavé dans le sang. Voici enfin l’occasion d’arracher ce masque de belle humeur et de cordialité obséquieuse qui cachait sa rage quand il servait sous M. le Prince. Il s’est ouvert à trois hommes de courage, habiles à manier leurs chevaux et leurs armes, qui se tiendront botte à botte à côté de lui. M. le Prince viendra certainement aux mains ; les confédérés trouveront moyen de le joindre, de l’envelopper, et Saint-Maigrin le tuera de sa main. On lui a demandé de ramener Condé chargé de chaînes ; c’est un cadavre qu’il rapportera.

Ses troupes sont des meilleures, des plus belles, « Gardes françaises » et « La Marine, » gendarmes et chevau-légers de la garde du Roi, et tout un essaim de volontaires bien montés. Les deux régimens d’infanterie attaquent avec vigueur les retranchemens de la rue de Charonne, enlèvent quelques maisons et deux barricades. Les Condéens leur font payer cher ce succès, et, par les dégagemens qu’ils se sont ménagés, se retirent presque sans perte au-delà de la Croix-Faubin, où ils font ferme dans un îlot de maisons mieux fortifié. Les officiers royaux profitent des abris qu’ils ont conquis pour préparer une attaque moins meurtrière, lorsque

  1. Capitaine-lieutenant des chevau-légers de la garde, il s’était distingué à la bataille de Lens.
  2. Dès 1643, Saint-Maigrin avait demandé la main de Marthe du Vigean. Le duc d’Anguien, alors au plus fort de sa passion, lui fit, à deux reprises et avec hauteur, défendre d’y penser (voir t. V, p. 6).