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surtout la possession. Dieu lui-même est terrible à qui ne veut pas être sien, et toute tendresse, humaine ou divine, encourt ainsi l’amer reproche de Benjamin Constant : « L’amour est de tous les sentimens le plus égoïste et par conséquent, lorsqu’il est blessé, le moins généreux. »

Pour Wagner, la grande question morale, celle qui prime toutes les autres, c’est la rédemption. Voilà le leitmotiv de son œuvre entier, le thème de toutes ses variations. Pas un opéra wagnérien où quelqu’un ne soit racheté : une courtisane par un bon jeune homme (Parsifal) ; une belle jeune fille par un brillant chevalier (les Maîtres chanteurs) ; un pécheur intéressant par une vierge sans tache (Tannhäuser) ; voire même le Juif-Errant par une femme qui l’aime (le Vaisseau fantôme). Et de ce dernier exemple d’amour, Nietzsche tire un argument contre l’amour même ; il soutient qu’en s’arrêtant l’éternel voyageur s’est perdu, que dans le repos il a trouvé sa déchéance, et qu’ainsi déchoit le génie, le jour où il condescend à la femme, à l’amour, ce parasite de l’âme.

L’Anneau du Nibelung enfin, toujours une histoire de rédemption. Mais c’est ici Wagner lui-même, le racheté. Vous allez voir comment. Pendant une bonne moitié de sa vie, Wagner a cru à la révolution « comme seul un Français a pu jamais y croire. » Parti en guerre contre les conventions et les préjugés, cherchant la révolution jusque dans la mythologie, il fit de Siegfried le type du révolutionnaire par excellence. Rien que par sa naissance, Siegfried proteste contre les lois établies, puisqu’il est fils du meurtre, de l’adultère et de l’inceste. Pour conformer sa vie à ses origines, il se fera l’émancipateur de la femme (rédemption de Brunehild). Siegfried et Brunehild glorifieront l’amour libre ; sur les débris de la vieille morale, ils fonderont l’âge d’or… Ils l’allaient fonder, et le vaisseau de Wagner traçait déjà ce glorieux sillage, quand il toucha sur un bas-fond : la philosophie de Schopenhauer. Qu’est-ce que Wagner allait mettre là en musique ? L’optimisme ! — Il en eut honte, et de cet écueil même, le pessimisme, il fit le terme de son voyage et le havre de son navire. Par un brusque revirement, il accommoda l’Anneau du Nibelung à la Schopenhauer. Au lieu de tout réparer, il ruina tout à fond : décidément le nouveau monde ne vaudra pas mieux que l’ancien ; Brunehild, qui, dans le principe, devait prendre congé du public avec un hymne en l’honneur de l’amour libre, n’aura qu’à conclure au rebours par des utopies socialistes. Elle travaillera Schopenhauer et mettra en vers le quatrième volume du Monde comme représentation et comme volonté ! Du coup, Wagner lui-même était racheté ! En vérité, ce que le musicien doit au métaphysicien, l’artiste de la décadence au philosophe de la décadence, cela est incalculable.

Artiste et artisan de la décadence, voilà Wagner. Il est malade et rend malade tout ce qu’il touche. Il est la maladie, et il se croit et se