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sont eux les rétrogrades ; c’est l’anticlérical, le mangeur de curés qui retarde sur le siècle. En craignant d’être dupes de l’Église, ils sont le jouet des préjugés d’un autre âge. — Et quand l’Église viserait à reprendre, entre les classes en lutte, le rôle d’arbitre, je ne vois pas ce qu’il y aurait là de si terrifiant pour nos sociétés modernes ? Qui oserait soutenir, en conscience, que l’Église du Christ ne serait pas, pour nos différends sociaux, un juge non moins intègre et plus équitable que l’État et les gouvernemens de partis, si souvent corrompus et toujours dominés par l’intérêt électoral ? Quand la papauté rêverait de remplacer, par cette sorte de magistrature bénévole, sa puissance temporelle perdue, la papauté en aurait le droit ; car ce serait là une fonction en rapport avec la mission de l’apôtre et avec l’esprit du Christ. Cette autorité nouvelle, librement consentie par la confiance des peuples, cette restauration spirituelle de son antique royauté, pour le bien de l’humanité et pour la paix de nos sociétés, est-ce au nom de l’Évangile qu’on oserait la lui interdire ? Et serait-ce ici qu’on pourrait jeter au pape le mot du Sauveur : « Mon royaume n’est pas de ce monde ? » Que d’autres gardent leurs défiances séniles et leurs craintes enfantines : ce que je redoute, quant à moi, ce que je crains pour notre civilisation, pour notre France surtout, ce n’est pas que l’Église réussisse, c’est qu’elle échoue.

Plût à Dieu qu’elle eût plus de prise sur les travailleurs ! et heureux le pays où les masses populaires la choisiraient comme interprète de leurs vœux et comme avocate de leurs doléances ! Les revendications ouvrières en passant par ses lèvres perdraient de leur âcreté ; elles se purifieraient, elles se rasséréneraient, et il nous serait moins malaisé d’y faire droit. Le malheur précisément, ce qui rend la guerre sociale inévitable et ce qui menace d’en faire une guerre inexpiable, c’est que l’Église n’a plus d’empire sur les masses ; c’est que, dans nos faubourgs, l’Évangile est un livre presque aussi inconnu que s’il n’avait jamais été traduit du grec ; c’est que l’ombre de la Croix offusque le peuple qui au pied du crucifix trouvait force et réconfort. — Et c’est là surtout le malheur de notre France ; c’est là sa grande infériorité vis-à-vis des nations rivales ; car, autrement, par la diffusion de la propriété et du capital, la constitution sociale de la France est, sans comparaison, la plus robuste de l’Europe. À cet égard, pour qui n’envisage que la répartition de la richesse, notre supériorité est incontestable ; nous sommes des millions de Français intéressés à la défense de la société. C’est par là que nous pouvons nous rassurer ; mais cela ne suffit point. Une société fondée tout entière sur les intérêts ne peut échapper aux commotions violentes. Or, telle est la France, ou telle devient chaque