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un point : elles reprennent aux uns, en dessous, d’une main hypocrite, ce qu’elles affirment solennellement concéder à tous. Et ainsi, la liberté toujours promise, ministres et majorités se montrent impuissans à nous la donner. Les législatures se succèdent, les cabinets tombent, et la république, en travail depuis douze ans, ne peut accoucher d’une loi sur les associations.

Le législateur a sous sa garde deux droits à défendre contre les usurpations ou les empiétemens des associations et des syndicats : le droit de l’individu et le droit de l’État, celui des citoyens isolés et celui de la collectivité nationale. Cela peut être parfois une besogne incommode en face d’associations professionnelles qui, de Perpignan à Dunkerque, sont en train de couvrir le sol français d’un réseau de corporations ouvrières.

Or, de quel côté se portent les défiances et les précautions gouvernementales ? Est-ce du côté des nouveaux syndicats, qui ont déjà la puissance du nombre et le prestige de la force, qui, non contens d’user envers les travailleurs de la contrainte morale, se permettent déjà, sous nos yeux, dans les grèves, d’employer vis-à-vis des patrons ou des ouvriers récalcitrans la violence matérielle ? Non, toutes les mesures de défense, toutes les sévérités de la loi et les rigueurs du fisc semblent devoir être réservées pour les associations dont l’objet est le soin des pauvres, l’entretien des vieillards, l’éducation des orphelins, la garde des malades ; pour celles dont les membres renoncent à tout avantage personnel, n’ayant d’autre souci que d’adoucir les maux de l’humanité souffrante, et de répandre autour d’eux, avec la foi au devoir et l’espérance en Dieu, l’esprit d’amour et de charité ; — car, frères ou sœurs, hommes ou femmes, tel est, en somme, pour la société, le but commun, et, si je puis dire, la fin terrestre de toutes les congrégations religieuses. Voilà les associations contre l’envahissement desquelles nos législateurs vont s’entourer de triples retranchemens. Cent ans après la Révolution, c’est, paraît-il, le moine en troc blanc ou brun, c’est la sœur au voile noir et à la cornette blanche, qui sont une menace pour l’État et pour la tranquillité publique. Quant aux associations qui disposent déjà de formidables masses ouvrières et qui s’apprêtent à enrégimenter, dans leurs cadres disciplinés, tous les travailleurs de la France et du monde ; quant aux syndicats, dont les chefs prennent pour mot d’ordre la haine des classes et préparent au grand jour la guerre sociale, il leur sera beaucoup permis, et beaucoup pardonné. Ne sont-ils pas laïques ? N’ont-ils pas, d’habitude, à leur tête des libres penseurs ? Cela suffit aux esprits forts du Palais-Bourbon. A défaut de la liberté, dont on n’osera peut-être pas leur faire trop large mesure, de peur d’en laisser profiter d’autres, les associations ouvrières non