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avec une terreur d’enfant : « la main morte, » quel obstacle à la solution de nombre de questions sociales, de questions politiques, de questions religieuses ! C’est ainsi que, à leur détriment mutuel, cela rend de longtemps impossible, en France, l’indépendance réciproque de l’État et de l’Église, avec l’entière liberté religieuse, par la séparation de l’Église et de l’État.

Est-ce là l’individualisme de la Révolution ? cet individualisme tant vanté de quelques-uns, nous avons peu de goût pour lui. Loin d’y voir le palladium de la liberté individuelle, nous croyons y découvrir un péril pour la liberté de l’individu. Ainsi compris, en effet, l’individualisme nous mène tout droit au socialisme. En prohibant toute association, en supprimant toute corporation, en traitant en rivales ou en ennemies de l’État toutes les communautés, toute collectivité publique ou privée, la Révolution a, sans le savoir, frayé la voie au socialisme d’État. Ou mieux, comme ici la Révolution n’a guère fait qu’imiter, en les outrant, les procédés de l’ancien régime, on peut dire que tous deux, de concert, l’ancien régime et la Révolution, la monarchie absolue et la république jacobine, résumés tous deux et comme ramassés dans la France de Napoléon, ont préparé de loin l’avènement du socialisme d’Etat. — Comment cela ? dira-t-on. Mais par leur centralisation excessive, par leurs défiances contre toutes les institutions locales, par leur hostilité contre toutes les forces sociales et tous les groupes naturels. Sur ce point, il nous est impossible de ne pas être de l’avis de M. de Mun et des écrivains catholiques[1]. En rompant tous les liens entre les citoyens, en abolissant les corps spontanés et les groupemens naturels, formés par le voisinage ou les intérêts communs, en rasant toutes les franchises communales et toute autonomie provinciale, en ne laissant debout, sur cette France dénudée, pareille à une table rase, que l’État omnipotent en face de l’individu isolé, — l’infiniment grand devant l’infiniment petit, — en nivelant tout sous le pesant rouleau de sa bureaucratie, la centralisation moderne a préparé le sol pour l’établissement légal du socialisme d’État. Ce peuple désagrégé, pareil à une poussière de molécules humaines, cette nation réduite à l’état de grains de sable, comme disait Napoléon, elle s’est habituée à tout attendre de l’État ; et le jour où les modernes devaient s’éprendre de réformes sociales, c’est vers l’État qu’ils se devaient tourner. C’est ainsi que, en France, comme en Prusse, la centralisation administrative était grosse du socialisme d’État. Et c’est de même ainsi que par sa guerre sans trêve à l’esprit d’association et à tout ce qu’elle poursuivait sous le nom de

  1. Voyez, par exemple, M. le comte de Mun : Quelques mots d’explication, extrait de l’Association catholique. Paris, 1891.