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l’ordonnait la sibylle, l’empire romain aurait conservé sa puissance ; mais, comme on les a négligées, il est tombé sous la domination des barbares. »

C’est pourtant le christianisme qui leur donna, sous une autre forme, une nouvelle vie. Au commencement de l’an 1300, à l’occasion du siècle nouveau, le pape Boniface VIII proclama la bulle du jubilé par laquelle il accorde une indulgence plénière à tous ceux qui visiteront les basiliques de Saint-Pierre et de Saint-Paul. Aussitôt les routes se couvrirent de pèlerins ; il en vint de toute la chrétienté, et l’on en compta plus de deux millions. L’ardeur de cette foule était incroyable : « Quand les pieux voyageurs voyaient poindre à l’horizon les tours de la ville sainte, ils tombaient à genoux, et un cri de joie sortait de toutes les poitrines : Rome ! Rome ! Vous auriez cru voir des navigateurs, qui, après une longue traversée, découvrent la terre. » Assurément, la foi religieuse suffit pour expliquer cet enthousiasme. C’était la ville des apôtres qu’on venait voir ; qui sait pourtant si au fond des cœurs ne se réveillait pas un vieux souvenir de la Rome des césars, et de son ancienne grandeur ? Le monde ne l’a jamais entièrement oubliée. Sur un manuscrit du IXe siècle, Niebuhr a retrouvé une cantilène touchante, qui commence ainsi :

O Roma nobilis, orbis et domina.
Cunctarum urbium excellentissima,
Roseo martyrum sanguine rubea,
Albis et virginum liliis candida…


C’est bien la ville « rougie du sang de martyrs, » que chante l’admirateur de Rome ; mais il n’oublie pas non plus qu’elle a été « la maîtresse du monde. » Dans tous les cas, Boniface VIII n’était pas un ignorant, il avait entendu parler d’Auguste, et nous pouvons être certains que ce sont les jeux séculaires qui lui ont donné l’idée de son jubilé. Ainsi, ces fêtes imaginées par le grand empereur, dans l’intérêt de son pouvoir et pour la gloire de son pays, ont survécu à l’autorité des césars et à la puissance romaine. On peut dire que le souvenir ne s’en est jamais tout à fait perdu, puisqu’elles ont créé des institutions qui durent encore. C’est ce qui me justifiera, je l’espère, d’en avoir un moment entretenu les lecteurs.

Gaston Boissier.