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dégagées pour notre divertissement, mais qui ne jettent aucune clarté sur la vie impénétrable de l’univers ? M. Secrétan dit quelque part un mot d’une grande portée : « Le matérialisme fournit une explication des choses qui satisfait l’imagination, mais qui ne dit rien à la raison. » En effet, matérialistes ou autres, les systèmes métaphysiques ne sont probablement que des poèmes d’imagination, d’une imagination qui crée son rêve chez le philosophe avec des syllogismes et des idées pures, comme elle le crée chez le poète avec des sensations et des métaphores. Je sais qu’on fera difficilement accepter ce point de vue aux tout jeunes gens ; la première fois qu’on lit un traité systématique, pourvu qu’il soit clair et ingénieux, on est convaincu ; l’univers paraît s’y mouler avec une docilité parfaite. On en lit quelques autres, et l’on fait des efforts sérieux pour accorder entre elles ces explications divergentes, également séduisantes. On en lit cinquante, on en lit cent ; l’impression qui finit par prévaloir est celle du feu d’artifice sans conséquence, tiré devant l’univers qui reçoit les flammèches et continue ironiquement sa vie obscure, inviolée. Nous le sentons si bien que notre créance est acquise, dans tous les ordres d’études, aux démonstrations historiques de préférence aux démonstrations métaphysiques. Mais nous voyons mal, parce que nous souffrons d’un excès d’intellectualisme. A un certain niveau de culture, on ne rencontre plus que des cerveaux hypertrophiés, qui se meuvent sur deux pieds dans l’oxygène pur. Machines intéressantes, formidables en apparence, mais trop faibles pour déplacer le poids du vaste monde, le poids du long passé qui les écrase sous une lente accumulation de consentemens généraux, sous des créations organiques et durables, parce qu’elles répondent aux besoins éternels de l’âme, du cœur, des instincts sociaux.

Et ce que j’en dis n’est pas pour flatter le bon réactionnaire, celui qui voudrait nous ramener d’un saut brusque à ce passé ; celui qui méprise ou ignore la grandeur de la science. Le seul tort de la science, qu’elle partage innocemment avec l’amour, est de ne pouvoir nous donner tout ce que notre folie attend d’elle. — Le bon réactionnaire raisonne du passé comme un homme justement convaincu de la richesse d’un dépôt de houille, et qui nourrirait l’étrange illusion de rendre la sève à ces forêts pétrifiées, pour s’abriter de nouveau sous leurs ombrages. Le parlait révolutionnaire croit au contraire qu’il faut jeter à la mer ce minéral inutile. Le chimiste se contente de l’analyser, pour nous bien prouver que ce sont des arbres morts. Il y a mieux à faire, si l’on comprend que la forêt n’est pas morte, mais transformée, et que, sous sa forme nouvelle, elle reste pour nous source de lumière, de chaleur et de force. Le passé, tel que nos pères le connurent, ne peut