Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/936

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

atteint, d’une forte encéphalite, un jeune homme vivant uniquement dans sa tête et croyant frénétiquement à la vérité. » Pour mesurer les progrès de « l’encéphalite, » écoutez ce cri de triomphe d’un savant, trente ans plus tard : « Le monde est aujourd’hui sans mystère. La conception rationnelle prétend tout éclairer et tout comprendre ; elle s’efforce de donner de toutes choses une explication positive et logique, et elle étend son déterminisme fatal jusqu’au monde moral. »

Le malheur est que le monde moral a regimbé. Devant ses exigences imprescriptibles, la science souveraine s’est fâchée, elle a voulu faire le silence là où elle ne pouvait pas faire la lumière : Vous n’avez ni besoin ni droit de connaître ce que j’ignore moi-même. — C’était le raisonnement d’un professeur d’hydraulique disant à une masse d’eau : Consentez seulement à ne pas couler sur une pente, et je vais réussir de merveilleuses expériences. — L’eau a continué de couler sur les pentes. Elle a fait brèche dans le nouvel édifice. Il reste debout et magnifique, en tant qu’atelier de l’intelligence et forge de nos œuvres matérielles ; il est ruiné en tant que logement des âmes. Ainsi, tout ayant sombré dans ces naufrages successifs, — la tradition du passé, la raison pure, l’idéal humanitaire, la loi à la révélation scientifique, — il n’y a plus rien à jeter dans la fosse que nous avons creusée ; l’humanité avance toujours, elle est au bord du trou béant, elle cherche un nouvel expédient pour le combler : rien ! rien !

Cependant l’instrument de l’analyse critique, lancé comme une roue d’engrenage, continue de fonctionner à vide, broyant çà et là les quelques vestiges d’organismes vivans qui subsistent. Par routine et par orgueil, nous croyons encore à la sûreté de ce jeu du cerveau, devenu presque mécanique à force d’habitude. N’y aurait-il point, — je le dis sérieusement, — un dernier pas à faire dans notre nihilisme pour qu’il soit complet ; ce pas ne nous coûterait guère, après tant d’autres ; ne serait-il point temps de mettre en doute la valeur de notre machine à douter ? J’entends lorsqu’elle s’attaque aux réalités solides, — et il y a des réalités de l’ordre moral, — qui constituent l’ensemble du monde, tel que l’ont accepté des milliers de générations, tel que l’a façonné la grande volonté qui est au fond des choses, afin qu’il servît de cadre au développement normal de la vie humaine. Emparons-nous, pour la retourner, d’une phrase qui a fait fortune ; devant le penseur, a-t-on dit, les phénomènes de la vie universelle ne sont qu’un feu d’artifice perpétuel. Et si c’était le contraire ? Le feu d’artifice changeant et puéril, ne serait-ce point ces subtiles combinaisons d’idées dans le cerveau du penseur ? Ses explications et ses négations ne seraient-elles autre chose que les étincelles d’un appareil électrique,