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prédicateur sacré s’adresse à chaque individu en particulier, il juge par comparaison avec la cité céleste, laissant aller le siècle à sa guise. Nos gens parlent en politiques, en historiens, — j’allais dire en sociologues, bien que je n’aie pas encore réussi à comprendre ce mot, depuis le temps que je le rencontre ; provisoirement, ils n’ont souci que des réalités terrestres, du monde présent, et c’est la société humaine qu’ils voudraient guérir, pour des fins humaines. S’il est vrai, — les érudits le contestent aujourd’hui, — que le monde crût entrer en agonie aux approches de l’an 1000, c’était alors terreur superstitieuse chez la foule ; à cette heure, la foule ne connaît pas son mal, ou se méprend sur les causes : c’est l’élite intellectuelle qui donne des signes d’épouvante. En vérité, pour retrouver un sentiment pareil d’extinction graduelle dans le néant moral, de non-être à l’apogée d’une civilisation, on doit remonter en Occident jusqu’au déclin du monde antique. Je n’insiste pas sur ce souvenir ; il évoque quelque chose de gros, d’enflé ; je voudrais être très simple et ne rien pousser au tragique.

Les causes de cette anémie ? Des experts en ont disserté longuement, il faudrait remonter au déluge. Cependant, en clarifiant les dires de nos auteurs, l’essentiel peut se résumer en quelques lignes. L’esprit de négation, de critique, d’analyse, comme on voudra l’appeler, a fait depuis cent ans trois grands abatis. Au siècle dernier, il a détruit la tradition religieuse et sociale du passé, tous les appuis de la vie intérieure qui avaient suffi jusqu’alors ; il leur a substitué le fonctionnement de la raison abstraite, avec l’idéal humanitaire qu’elle devait réaliser. Noble et généreux idéal, qui a fourni de quoi vivre un instant à nos pères. Mais cet échafaudage provisoire n’était pas assez fort, paraît-il, pour porter le poids du monde ; une nouvelle poussée de l’esprit critique l’a jeté bas ; la raison pure et l’idéal humanitaire ont été rejoindre les ruines qu’ils avaient remplacées. Le règne de la science leur a succédé après 1848. Quel enivrement ce fut, et comme on le comprend ! Les forces naturelles découvertes et asservies, les conditions de l’existence transformées, le lointain passé illuminé par des torrens de clarté, n’était-ce pas la garantie des plus audacieuses espérances, la remise à l’homme de l’outil créateur avec lequel il devient Dieu ? La Bible et le code de l’humanité allaient tenir dans des livres comme l’Avenir de la science, cet acte de foi ardente qui demeure le grand litre d’honneur de son auteur. Mais M. Renan, jugeant à distance « son vieux pourâna » avec sa bonne grâce habituelle, a jugé du même coup ses contemporains et leur rêve de cabinet, quand il a dit : « On ne réclame pour ces pages qu’un mérite, celui de montrer dans son naturel,