Page:Revue des Deux Mondes - 1892 - tome 109.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses vues droites, ses ardentes exhortations, ses beaux cris d’espérance. Mais je cherche ici des concordances, les caractères généraux d’un groupe et non les traits particuliers d’une figure.

Ces concordances, on les retrouvera dans le vaillant petit livre de M. Paul Desjardins, le Devoir présent[1]. L’aveu capital de M. Wagner y revient : « Notre mal est de nous sentir moins hommes qu’il y a soixante ans… La vérité est qu’on ne sait plus que devenir… Nous nous sentons divisés au dedans, nous avons besoin d’être unifiés… » Ayant reconnu son mal et le mal commun, M. Desjardins propose des règles d’hygiène, à défaut de remède ; le salut est dans la pratique du devoir ; le devoir est dans l’amour, sous la forme de la pitié, dans l’action sous toutes ses formes. Il annonce sa foi : « Je professe en toute certitude que l’humanité a une destinée, et que nous vivons pour quelque chose. Que faut-il entendre au juste sous ce mot d’humanité ? Je n’en sais en somme rien ; sauf que ce je ne sais quoi n’existe pas encore, mais est en voie d’exister, en voie de se faire de soi-même, et que cela me concerne, moi qui suis ici. Que faut-il entendre sous ce mot de destinée ? Je n’en sais pas beaucoup davantage… » — C’est peu. Mais la raillerie facile aurait tort de s’attaquer à ces parties faibles de l’affirmation. Mieux vaut admirer le bel exemple de ce lettré délicat ; il s’est réveillé un jour, comme saint Augustin à Milan, saoul de lettres profanes et affamé de vérité ; il a le courage de le dire et d’agir en conséquence. Et si l’on conteste aux professeurs de rhétorique la mission de réformer le monde, on doit bien reconnaître que le professeur de rhétorique Augustin ne s’y est pas trop mal employé. Je comprends les objections tirées contre M. Desjardins du vague de ses conclusions, de l’élasticité du cadre où il voudrait réunir toutes les bonnes volontés. Je comprends moins l’étonnement qu’excite ce conseil : agissons comme si nous avions la foi, avant même d’avoir la foi, et sans savoir si nous l’aurons jamais. N’est-ce pas le thème séculaire de l’enseignement le plus orthodoxe ? On ferait une bibliothèque avec les préceptes des théologiens sur ce point. Dans leur expérience de l’homme, ils savaient que l’esprit inspirateur d’une règle ne s’acquiert le plus souvent que par la soumission préalable à cette règle. Ce que l’auteur du Devoir présent nous propose en d’autres termes, c’est ce qu’on appelle, dans le langage de l’école, la justification par les œuvres.

Enfin j’aimerais citer longuement M. Darmesteter, car celui-ci ne sera pas soupçonné de tiédeur pour la science, ou de compromis avec des idées arriérées. Et pourtant, dans sa préface aux

  1. A. Colin, éditeur.