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Le sage Schrœtter, le porte-parole de l’auteur, dit au rêveur Wilhelm : « Je voudrais vous souhaiter une chose, mon cher ami : ce serait d’être un peu plus naïf et de prendre un peu la vie avec la simplicité de ces gens qui acceptent le moment tel qu’il s’offre, sans s’inquiéter du but et du terme. Soumettez-vous aux forces supérieures qui vous font vivre, sentir et penser. » Et ce même Schrœtter conclut à la dernière page du livre, en comparant la vie négative de son ami Wilhelm à la vie positive d’un simple hobereau prussien, Paul Haber : « Quelle fleur idéale de l’humanité se serait épanouie en lui, si, non content de penser, il avait aussi agi ? Mais n’est-ce pas demander l’impossible ? .. Celui qui, derrière ce qui est immédiat, voit ou pressent les causes toujours plus lointaines, celui-là, paralysé par le spectacle de l’enchaînement indéfini des causes, perd le courage d’agir vivement. » — Serait-ce donc là « le mal du siècle ? » Et l’humanité réclame-t-elle des Wilhelm ou des Paul Haber ? « On ne peut être que l’un ou l’autre. Lequel des deux maintenant a plus de valeur pour le monde ? Qui fait taire à l’humanité les plus grands progrès ? Qui remplit mieux son devoir d’homme ? .. Je ne décide rien. » M. Nordau ne décide pas : mais vous reconnaissez la crise intellectuelle et morale par laquelle passait Tolstoï, quand il achevait Anna Karénine.

Le courant ne devient limpide, vraiment fécond et tempéré, qu’en se rapprochant de notre pays. Il se resserre, il se précise : la recherche de la destinée aboutit à la glorification du devoir, à la nécessité de l’action, à la restauration de l’âme, opposée comme un fait de conscience aux négations de la science.

« La crise présente, — si crise il y a, — n’est que la protestation très simple de consciences jeunes et saines contre le régime artificiel que préconisent ardemment, en se donnant l’air de n’y pas toucher, les derniers de la précédente génération. Elles sentent quelque chose vivre et battre en elles, qui fait éclater l’armature de science où l’on a prétendu les emprisonner tout entières. Ce sont les traditions de notre race qui nous avertissent de leur présence et de leur domination, et nous enseignent que rien ne pénétrera en nous sans avoir réglé son compte avec elles. » J’ai plaisir à citer en premier, avant les auteurs plus réputés, un de ces jeunes hommes, M. Pierre Lasserre, l’auteur de la Crise chrétienne ; d’abord parce qu’il indique fort bien le principal mobile de l’insurrection idéaliste ; ensuite parce que cet affranchi ombrageux, rebelle au joug des anciennes croyances, n’est pas suspect quand il brise avec une fougue de jeune Vandale tous les clichés consacrés, quand il frappe familièrement sur toutes les idoles élevées depuis cent ans et s’éjouit à constater comme elles sonnent creux.